— J’ai tout lieu de le croire bien que je n’aie vu aucune plaie… Mais comme on n’a pas l’habitude de mettre dans son jardin les gens morts naturellement…
Il fait nuit noire et le brouillard a repris possession de cette partie de l’univers. Nous marchons côte à côte, abîmés en nos pensées…
Elle est à la hauteur, Grace. Dans un cas comme celui-ci, une autre souris aurait fait un méchant chabanais, se serait trouvée mal et aurait appelé à la garde !
— Ça vous fait une sale impression, non ? je demande brusquement.
Elle répond, d’un ton morne.
— C’est très pénible, en effet…
— Vous n’aviez jamais vu de morts ?
— Non…
— Mes compliments, vous avez bien tenu le coup…
« Au fait, vous avez obtenu des renseignements sur le locataire de la maison ?
— Oui…
— Je vous écoute…
— Il s’agit d’un certain Higgins. Il a loué le pavillon voici trois ou quatre mois. Il est voyageur de commerce et ne l’occupait presque jamais.
— Comment est-il, Higgins ?
— Taille moyenne. Il a les cheveux grisonnants.
— Il recevait des visites ?
— Martha quelquefois, et un jeune homme blond… J’ai compris à la description qu’on m’a faite qu’il s’agissait de Martha…
— Où travaille-t-il ?
— Les voisins l’ignorent. Il ne parlait à personne… Il venait, il restait un jour ou deux, puis repartait pour une semaine…
Il se déplaçait comment ?
— En voiture. Une Hillmann décapotable rouge vif…
— Bravo, je murmure, vous avez des dons certains, mon petit…
Elle a une petite moue de modestie.
Trois marches : nous poussons la porte d’un pub. Dans ce pays, il y a toujours des marches à monter ou à descendre pour accéder quelque part.
Nous nous installons au bar.
— Que buvez-vous ? je m’informe poliment.
— Comme vous, dit-elle.
— Moi ce sera du whisky…
— Moi aussi…
— Moi c’est un double.
— Alors deux doubles…
— Votre petit cœur est à l’envers ?
— Il y a de ça, oui…
Le barman nous présente deux verres dans lesquels il a laissé juste assez de place pour un cube de glace. Nous buvons avec délectation… Une musique douce joue en sourdine un petit air qui ne vient pas d’Amérique mais bel et bien de France… Ça me fait presque autant de bien que l’alcool…
— Si on téléphonait ? je suggère… Remarquez, rien ne presse, au point où en sont les choses…
Elle saute de son tabouret.
— Suivez-moi.
Nous pénétrons dans une étroite cabine au fond de l’établissement.
— Vous allez demander Scotland Yard, fais-je. Une fois que vous l’aurez, réclamez l’inspecteur Brandon, pour le commissaire San-Antonio. Je lui parlerai moi-même : il comprend ma belle langue.
Grace approuve. Elle se met à jacter à la standardiste.
Dans cette étroite cage de bois je me sens tout chose. La chaleur de la fille, son discret parfum, son odeur de blonde me montent directo dans le mirador.
Nos deux corps sont pressés l’un contre l’autre et je sens que si la communication tarde, il va arriver quelque chose dont la conclusion pourrait bien être une tarte sur la gueule du San-Antonio des familles.
Grace parle, se tait, jette un mot à nouveau… Sans doute, au Yard, lui dit-on de patienter…
Enfin, elle me tend l’écouteur.
La passoire d’ébonite a l’odeur de son rouge à lèvres… L’odeur de son haleine…
Elle veut sortir par discrétion, mais, me payant de culot je la retiens et la plaque contre la cloison. Elle ne bronche pas, n’a aucune réaction, simplement sa poitrine se soulève un peu plus vite, un peu plus fort.
— Allô ! lance une voix lointaine.
— Brandon ?
— Yes…
— Ici commissaire San-Antonio…
— All right ! Comment allez-vous, cher collègue ?
— Mieux que Martha Auburtin…
Il laisse glisser une caravane de pointillés. Puis :
— Il lui est arrivé malheur ?
— Plutôt… Elle est enterrée dans le jardin d’un certain Higgins, 122 Custom Market…
— Vous dites ?
Un peu soufflé, le serviteur de la première police mondiale.
— Comment avez-vous découvert ?
— Au pifomètre…
— Quel est cet ustensile ?
Je rigole.
— Une spécialité française, mon bon.
« J’ai voulu interviewer cette fille. Mais elle avait disparu. Je me suis donné la peine de la chercher. Et voilà. Seulement, soyez gentil. Je tiens à rester en dehors du coup, occupez-vous de cela. D’accord ? Mon temps est très limité et j’ai tellement de choses à voir pour aller jusqu’au bout.
— Qu’appelez-vous jusqu’au bout ?
— Jusqu’à la vérité. Je sais, et vous en avez la preuve, qu’il y a un truc carabiné sous ce banal accident causé par Rolle… vous verrez, Brandon. Vous verrez qu’on découvrira un vache pot aux roses, un de ces quatre…
— Un quoi ?
Je soupire… Non, décidément, je ne pourrai jamais m’acclimater dans ce patelin…
— Vous arrivez ici ?
— Immédiatement.
— Peut-être vous rencontrerai-je, dis-je. Vous descendez où ?
— Eh bien ! mais… à l’hôtel du « Lion Couronné », après tout…
— D’accord, si je ne puis y passer je vous laisserai un message, Brandon.
— Vous comptez partir ?
— Je ne sais pas…
— Puis je vous demander quels sont vos projets immédiats ?
— Boire un double scotch…
— Alors à votre santé, commissaire…
Je pose l’écouteur sur sa fourche.
Grace est toujours là, tout près, immobile, à respirer fortement.
Je la regarde comme un gars regarde une fille de qui il a envie.
Elle sent le danger et ouvre la porte. Nous sommes très rouges, l’un et l’autre, lorsque nous arrivons au bar.
— Deux doubles, dis-je d’une voix assurée pour cacher mon trouble.
CHAPITRE VI
Où il est question d’un garagiste qui connaît son métier et d’un mec surnommé San-Antonio ; qui ne fait pas toujours le sien !
Nous lichons nos glass en silence. L’heure tourne, le disque aussi et sûrement la calbombe de la môme Grace aussi car elle vide ses godets comme un brave. Mais elle tient le choc et ça n’est pas tout de suite qu’elle s’écroulera.
Moi, je fais un tour d’horizon en privé.
Jusqu’ici, j’ai trois personnages dans cette histoire : Martha Auburtin, la compagne hebdomadaire de Rolle ; le grand blond au gilet de daim qui semble avoir fait du contrecarre à ce dernier, et Higgins, le locataire de la maison dont le potager sert d’annexe au cimetière de Northampton.
De la première, je sais plusieurs choses ; qu’elle travaillait dans une pharmacie ; qu’elle n’était pas coquette, qu’elle a prétexté un départ subit et surtout qu’elle est morte.
Du second, je sais qu’il porte un gilet de daim marron et qu’il est jeune, grand et blond.
Du troisième, je sais qu’il s’est fait appeler Higgins et qu’il possède un cabriolet Hillmann rouge.
Avec ces détails, il va falloir que je poursuive mon petit bonhomme de chemin dans le brouillard, sans parler l’anglais…
Je tourne vers Grace un regard lourd de réflexions rentrées.
Bon, dis-je, il se fait tard. Je suppose que vous avez envie de rentrer chez vous, non ?
Elle ne me regarde pas mais répond :