— Non.
C’est sec comme un coup de trique.
— Enfin, bougonné-je, je ne vais pas vous trimbaler à mes trousses jusqu’à perpète, non ?
Bien entendu, elle ne peut traduire une phrase aussi particulière et dont aucun dictionnaire ne lui donnera jamais la signification, mais elle en perçoit le sens général.
— Si je vous importune, fait-elle, c’est différent.
Elle glisse de son tabouret.
— Bonsoir. C’était très intéressant.
Déjà elle se dirige vers la porte du pub.
— Hé ! Attendez ! crié-je… Vous n’allez pas vous mettre à faire des complexes ! Je ne demande pas mieux que de vous avoir avec moi, sans vous, maintenant, j’aurais l’impression de me trouver seul au milieu d’une tribu papoue.
— Alors ?
— Ben, seulement j’ai des scrupules…
— On m’a toujours dit que les policiers n’en n’avaient pas…
Elle ne se laisse pas monter sur les targettes.
— Voulez-vous parier que je suis l’exception confirmant la règle ? Mes scrupules font partie des convenances. Je me disais que, peut-être vous aviez quelqu’un qui vous attend.
— Personne ne m’attend.
— À votre âge, c’est anormal…
— Vous trouvez ?
— Et comment, je trouve !
— Mes parents sont morts…
— Et les garçons d’ici, ils font quoi, après le boulot, de la broderie ?
— Plutôt du ping-pong…
Je la boucle. Inutile de piétiner la virilité des naturels de l’endroit. Du reste, leur virilité, elle me paraît assez mal en point comme ça !
— C’est bon, fais-je. Suivez-moi.
En sortant du bar, je suis surpris par l’humidité. La ville n’est plus qu’une monstrueuse éponge. Je me fais l’effet d’un microbe paumé dans le poumon d’un pleurétique.
— Où allons-nous ? demande Grace…
— Attendez un instant, Trésor…
Il me vient une idée… Une idée motorisée…
— Les autos stationnent-elles dehors, la nuit ?
— Non, fait-elle, à cause du brouillard c’est interdit…
— O.K…
Donc, Higgins devait bien carrer son tréteau quelque part lorsqu’il pieutait ici ? Comme il n’y a pas possibilité de garer une voiture dans l’étroit jardinet, j’en conclus qu’il remisait son os dans un garage… Et certainement dans le garage le plus proche de son domicile, c’est normal, non ?
— Faites une chose, Grace, je murmure. Demandez au premier pignouf l’adresse du plus proche garage…
— Entendu.
Avisant un policeman en faction à un carrefour, elle lui pose la question. Le flic se met à tendre le bras en proférant des paroles certainement précises.
— Venez, me dit Grace lorsqu’elle a remercié le zig d’un bref thanks.
Ça s’appelle le garage Excelsior, comme n’importe où !
C’est un garage de dimensions assez modestes.
Grace m’entraîne vers un box vitré, sur la droite.
On voit de la lumière. Là-dedans, il y a un petit type brun au nez busqué qui fume des cigarettes en potassant un catalogue.
Je frappe.
— Come in ! lance le type.
J’entre dans l’aquarium. Il y fait chaud et ça sent bon le pneu neuf. Ça me flanque la nostalgie de ma bagnole.
— Good night, fais-je.
Je me tourne vers Grace.
— Voulez-vous demander à monsieur s’il a eu un Higgins comme client ?
Un éclat de rire retentit. C’est le garagiste qui se fend le parapluie.
— Sans blague ! crie-t-il, un Français !
Il a l’accent de Belleville.
T’es Français ? je demande, ahuri…
— Un petit peu, mon neveu !
On s’en serre dix sous les yeux surpris de la jeune fille.
Le gars se raconte de haut en bas : il est venu ici après Dunkerque, une balle dans la cheville l’avait rendu bon à nib pour la castagne. Il a été soigné à l’hosto de Northampton par la fille d’un garagiste, une gonzesse choucarde qui lui plaisait. Comme il aimait les taches de rousseur et la mécanique, il l’a épousée toute vive. Depuis, le vieux a canné et il est propriétaire du garage.
— Moi, tu vois, dit-il, je suis comme les castors, j’ai fait ma maison avec ma…
Je l’interromps presto afin d’éviter à la môme Grace de jouer la grande scène de la pudeur.
— Et toi ? demande-t-il.
Je lui montre ma carte.
— Merde ! fait-il. Un poulet !
Il se reprend presque aussitôt.
— Vous m’excuserez, commissaire.
— Oh ! fais pas de giries parce que je suis de la grande maison, mon pote. En ce moment y a deux gnaces de Pantruche qui se congratulent…
Je le botte.
— Amène-toi, dit-il, péremptoire, on va déboucher un petit Pouilly. Je le fais venir directo de la propriété. Tu verras, c’est pas de la tisane.
Et nous voilà partis à travers les voitures, jusqu’aux appartements de mon compatriote ; lequel, soit dit entre nous, s’appelle Alexandre Tupin.
Il nous reçoit dans une salle à manger tout ce qu’il y a de pompelard et il va chercher une bouteille.
En la débouchant, il frétille.
— Tu parles d’un pot ! Ça fait une génération que j’ai pas vu un Parisien ! annonce-t-il… Ce que c’est bon d’entendre l’accent de là-bas. Dis voir, la Butte est toujours à la même place ?
— Oui, jusqu’à la prochaine expérience atomique, dis-je.
On cause du patelin, puis soudain, alors qu’il refait une tournée :
— Et à propos, qu’est-ce qui t’amenait dans ma cathédrale, t’as besoin d’une guinde ?
Je secoue la tête…
— D’un tuyau seulement.
— D’échappement ?
Il a de l’esprit, vous voyez… Ce pote doit s’endormir avec un almanach Vermot comme oreiller, nature !
— Dis donc, Alexandre, tu n’aurais pas eu comme client un certain Higgins, il y a quelque temps ?
Il réfléchit.
— Attends voir… Non, je ne pense pas…
La déception me flétrit l’œsophage.
— Tu comprends, continue-t-il, leurs blazes j’y fais attention le moins possible… C’est tellement duraille à retenir… Tu dis, Higgins ?
— Oui…
— Oh ! c’est possible après tout… Il est comment, ce pèlerin ?
— C’est ce que je voudrais savoir…
Il devient grave.
— Ah ! bon. C’est pour du sérieux ?
— Je crois que oui.
— Et il avait quoi comme bahut ?
— Une Hillmann rouge, cabriolet.
Il saute sur sa chaise comme si on y avait versé une bonbonne de fluide glacial.
— J’y suis… Oui, une Hillmann rouge… Higgins, c’est ça… Un costaud avec les cheveux gris.
— C’est bien ça…
— Alors ? poursuivit-il.
— Parle-moi de lui.
— J’aimerais mieux te parler de Tino Rossi. Je sais rien… C’est un client comme ça : il vient, il part : une vidange-graissage ; un lavage, tu vois le topo ?…
— L’as-tu vu en compagnie ?
— Non. Je ne me rappelle pas…
— Tu ne vois pas un fait quelconque, même anodin, qui permettrait de le retrouver ?…
— Facile. J’ai son adresse sur mon livre, c’est Custom Market, je crois… Devant l’arrêt du bus, j’avais remarqué…
— Ça, je le sais. Seulement il s’est tiré et j’aimerais savoir où on peut le repêcher…
Il lève les bras et les laisse retomber.
— Tu m’en demandes trop !
Je renonce à lui tirer quoi que ce soit et je l’aide à finir la bouteille.