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Comme je me lève, suivi dans mes moindres gestes par Grace qui a tendance à devenir mon ombre, il se met à barrir…

— J’ai une idée…

— Une idée ?

Pour ton zigoto…

Je le regarde avec appétit.

— Vraiment ?

— Écoute. Un jour, il a claqué sa bobine en voyage ; il est rentré avec une bobine prêtée par un de ses collègues, m’a-t-il dit. Il m’a demandé de la remplacer et de réexpédier la bobine prêtée à son possesseur. Et je me souviens du nom et de l’adresse du gars. Il s’appelait Tone et il crèche à Bath… C’est ce nom : Bath, qui m’a fait rigoler… Il paraît que c’est près de Bristol…

Je répète :

— Tone, à Bath ?

— Oui, oui…

Après tout, ça peut m’aider à retrouver Higgins.

J’inscris ces deux noms sur mon carnet et je prends congé du garagiste.

— Que pensez-vous de tout ça, Grace ?

Elle règle son pas sur le mien… Je suis presque gêné de sa docilité. On peut dire que c’est une femme qui marche au doigt et à l’œil.

Des femmes qui marchent au doigt, on en trouve plein les internats de jeunes filles. Mais des femmes qui marchent à l’œil, c’est déjà plus rare.

— Je ne pense rien, dit-elle… je me laisse aller… Il me semble que je vis un roman. Tantôt, j’étais chez moi, je me préparais à sortir… Ce que j’allais faire ? Je ne le savais pas : sans doute errer le long des rues, ou bien aller au cinéma…

— Vous n’avez pas faim ? Moi, je tombe d’inanition… de sommeil aussi, ça fait quarante-huit heures que je n’ai pas fermé les yeux…

— Il y a un poulet froid à la maison…

— C’est une invitation ?

— Qu’en dites-vous ?

— Je l’accepte sans façon. On achète de quoi l’arroser, ce poulet, et puis un gâteau. J’ai jamais bouffé de pudding, il paraît que ça se laisse manger ?

Nos emplettes faites, nous regagnons sa carrée. Elle occupe un minuscule appartement : un studio, une cuisine et un cabinet de toilette. Le tout est propre, gentiment meublé, mais sans âme. Cette fille est détachée des biens de ce monde.

— Vous n’avez pas peur que je vous compromette ?

— Je me moque du qu’en-dira-t-on, fait-elle. C’est bien ainsi qu’on s’exprime, chez vous ?

— Oui…

Je déballe la camelote tandis qu’elle dresse le couvert.

La radio joue un petit air à base de cornemuses. Un air rouillé et grinçant qui fait mal aux oreilles mais qui égaie le cœur.

En face, il y a de la lumière chez la mère Fig…

En face, il y a l’appartement vide de Martha Auburtin, sa malle…

Quelque part, dans la ville, au milieu du brouillard, se dresse un pavillon que, dans quelques heures, on appellera « la maison du crime ».

— Vous avez l’air triste, fait-elle observer…

— Bast, c’est le climat, sans doute…

La bonne chère, y a que ça pour retaper le moral d’un bonhomme. Lorsque j’ai fini ma seconde aile de poulet et bu mon troisième verre de Châteauneuf, je sens que mon optimisme va faire du rabe.

— Écoutez, Grace, il faut être franche avec moi. Nous sommes en sympathie, alors dites-moi tout…

— Que voulez-vous savoir ?

— Ce qui vous tourmente… On dirait que vous souffrez d’une peine cachée ?

— C’est vrai, reconnaît-elle.

— Je peux la connaître ?

— Oh ! il n’y a rien de très original : j’aimais un jeune homme…

— Et il vous a laissé quimper ?

— Non. Il est mort…

Je baisse la tête ; d’accord, c’est moche… Une gerce qui a du crêpe autour du cœur, ça fait tout de suite pénible.

Elle va s’asseoir sur un divan et rêvasse. Je sors une cigarette, mais, au lieu de l’allumer je la pose sur mon assiette.

Au bout d’une hésitation, je la rejoins.

Je m’assieds à ses côtés ; je passe mon bras par-dessus son épaule et je l’attire contre moi. Elle oppose une résistance de trois secondes puis elle se laisse aller.

— Je n’aime pas que les jolies filles aient du chagrin, dis-je. Vous entendez, mon chou… Je ne peux pas le supporter.

Elle blottit sa tête contre ma poitrine.

— Grace, je sens que j’ai un terrible béguin pour vous. Vous ne savez peut-être pas ce que ça signifie « un béguin » ? Tant pis, je ne chercherai pas à vous traduire…

Je lui lâche l’épaule et, dans mes deux mains je saisis sa tête. Sa bouche maintenant se trouve à moins de trois centimètres de la mienne, le voyage n’est pas long.

Elle a peut-être du chagrin, mais elle embrasse bien. Du reste, c’est une constatation que j’ai faite souvent : une femme dans l’ennui embrasse mieux qu’une autre. Sans doute met-elle plus de passion dans le baiser qu’une autre plus frivole…

Je la renverse sur le plume. Elle se laisse aller, elle est molle et ferme à la fois…

CHAPITRE VII

Où il est question d’un accidenté qui a la vue basse

Il fait jour lorsque je m’éveille.

Le bruit d’un moulin à café fracasse mon engourdissement. Je tâte le plume autour de moi et mes doigts avides ne rencontrent que le creux laissé par le corps de Grace.

Alors je me mets sur mon séant.

Elle est en train de préparer le déjeuner. Décidément, c’est une môme de première classe.

— Bien dormi ? gazouille-t-elle.

Elle sourit. Ça a l’air d’aller mieux sur le chapitre de la mélancolie. M’est avis que la petite séance de cette nuit lui a été salutaire, comme une cure à Vichy est salutaire aux hépatiques.

Croyez-moi, les grognaces ont toujours un moyen radical de surmonter leurs dépressions.

— Heureuse ? je demande sans une ombre de modestie…

Elle rougit délicieusement.

— Oui, murmure-t-elle…

Cet hommage étant rendu à mes possibilités, je me sens d’attaque.

Rapidement, j’organise le programme immédiat.

— Dis-moi, chérie, tu m’accompagnes toujours ?

— Oui !

Elle l’a presque crié et elle a même failli le dire en anglais pour aller plus vite.

— Bravo ! Tu vas aller téléphoner à mon petit copain d’hier : le garagiste français. Dis-lui que j’ai besoin d’une auto pour un jour ou deux et qu’il m’en loue une rapidement. Qu’il la fasse amener ici par un de ses employés…

C’est pas marrant de conduire à gauche lorsqu’on a passé sa vie à rouler à droite…

Ça me fait un drôle d’effet. Aussi ne forcé-je pas l’allure.

— Où allons-nous ? demande Grace ? À Bath ?

— Pas encore, dis-je. Auparavant j’ai quelqu’un à voir. Tu connais Ayat ?

— Oui. C’est un petit village pas très loin d’ici…

En effet, il ne nous faut pas longtemps pour atteindre le bled.

À l’entrée du petit bourg, j’avise un maréchal-ferrant occupé à mettre des pompes neuves à un vieux bourrin.

— Demande-lui où habite M. Duggle, ordonné-je.

Grace parlemente.

— C’est la première maison avant d’arriver à l’église…

— J’embraye…

La dernière maison est une maison comme les autres. C’est inouï ce qu’on a le goût de l’uniformité dans ce patelin. Toujours de la brique et des jardinets avec cadavre ou avec rosiers…

Une pancarte se balance au-dessus de la porte.

— Qu’y a-t-il d’écrit, là-dessus ?

— Duggle, radioélectricité, lit-elle.

Nous pénétrons dans la turne.

La porte ouvre sur une grande pièce encombrée de postes de radio et d’ustensiles multiples.