Au fond de la pièce, près d’une fenêtre, se tient un homme derrière un établi. Il bricole sur un poste. Il est petit avec un regard fatigué, des membres trop longs et un commencement de bosse. Il peut avoir une quarantaine d’années.
— Tu vas lui expliquer que je viens au sujet de l’accident dont il a été victime il y a quelques mois ; j’aimerais qu’il me le relate très succinctement…
Mon interprète particulière — ô combien particulière ! — y va de son laïus.
Contrairement à ce que j’espérais, Duggle répond par trois ou quatre mots assez secs.
— Que dit-il ? je demande…
— Il veut savoir qui vous êtes…
— Répondez-lui que je suis un enquêteur français, que je travaille pour une compagnie d’assurances susceptible de le dédommager…
Elle bonnit tout ça au demi-bosco. Ça n’a pas l’air de l’exciter outre-mesure. Je croyais que l’appât du gain le mettrait en train, mais mes choses ! Il est méfiant comme une fouine. Je n’aime pas son œil fuyant, non plus que le reste de sa personne.
Il baragouine encore une demi-douzaine de syllabes.
J’interroge Grace du regard.
— Il dit que vous n’avez qu’à vous adresser à la police anglaise pour avoir communication du dossier où sont consignées toutes ses dépositions…
J’enrage. Si au moins nous parlions la même langue, lui et moi, j’aurais vite fait de lui sortir ses quatre vérités, en admettant qu’il en ait quatre à ma disposition.
Je force le ton pour qu’au moins il pige bien que je suis en renaud.
— Dis à ce peigne-cul que s’il ne veut pas parler, je reviendrai en compagnie d’un inspecteur du Yard… Dis-lui également que, s’il a des doutes, il peut téléphoner à l’inspecteur chef Brandon qui doit se trouver présentement à l’auberge du « Lion Couronné » à Northampton… C’est lui qui était chargé de l’enquête…
J’attends les résultats de la traduction.
Il me paraît que Duggle vient à des sentiments plus amènes.
Cette fois il en crache pendant cinq bonnes minutes d’horloge.
Grace l’écoute attentivement, la mâchoire serrée.
— Voilà, dit-elle. M. Duggle roulait à bicyclette sur la route Ayat-Northampton…
— Tiens, fais-je, je m’étais imaginé que l’accident était un accident de doublage. Comment se fait-il que la collision ait eu lieu s’ils se sont croisés ?
— M. Duggle ne sait rien. Il a vu une voiture foncer sur lui, il y a eu un choc terrible, il a perdu connaissance. C’est absolument tout ce qu’il peut dire…
En effet, c’est maigre. Aussi maigre que lui…
— L’accident s’est produit de nuit ?
Ma question est transmise.
— Oui…
— Il avait ses phares allumés ?
Réponse :
— Non.
— Alors, s’il a vu l’automobile foncer sur lui, il a dû apercevoir le conducteur ?
Réponse :
— Oui.
— Il y avait quelqu’un à côté du chauffeur ?
Réponse :
— Personne.
Autant essayer d’arracher un discours sur l’art étrusque à une motte de beurre.
J’hésite : une idée idiote sans doute me trotte par la tronche.
Je chope Grace à part.
— Demandez-lui s’il connaît une certaine Martha Auburtin.
Je guette le bonhomme sans qu’il s’en doute.
Lorsque le nom de la morte est prononcé, il bat rapidement des paupières comme une chauve-souris éblouie par la lumière. Ce signe-là ne trompe pas ; du moins il ne trompe pas un flic de mon espèce qui a appris à lire sur la bouille de ses contemporains mieux que dans son journal habituel. Duggle connaît au moins ce nom, Auburtin. Dans cette histoire tout se tient par les cheveux, c’est ma conviction profonde. Tenez, je vais faire un charmant jeu de mots (du moins c’est moi qui le dis) : oui tout le monde est à tu et à toi.
Les victimes et les assassins ; les innocents et les coupables.
Quelle salade, ma douleur !
— C’est parfait, dis-je à Grace, laissons cet honorable électricien, maintenant…
J’adresse un sourire perfide au chétif et je fonce à l’extérieur.
Je fonce comme un bourrin qui se détache du peloton et qui sait qu’il franchira en grand vainqueur la ligne d’arrivée. Maintenant j’ai les cartes en main, la partie reste à jouer…
Deux objectifs seront à atteindre ; simultanément de préférence : primo, avoir une conversation avec Higgins ; deuxio, en avoir une autre avec le grand jeune homme au gilet de daim.
— Allez fillette, dis-je à Grace, cette fois on met le cap sur Bath.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE VIII
Pas si Bath que ça !
Non, Bath n’est pas si bath que ça et surtout pas aussi petit que je ne me l’étais imaginé d’après les dires de mon compatriote, le garagiste de Northampton.
C’est une ville industrielle assez noire. Plus triste encore que le reste du pays. Le ciel y est bas, la mer y souffle des nuages que la suie semble souder solidement les uns aux autres. J’ai la sensation que le soleil, écœuré par le paysage, s’est trissé ailleurs, histoire d’éclairer une autre planète dont les habitants seraient moins locdus.
Il fait si gris qu’on se croirait au crépuscule, et pourtant, c’est au milieu de l’après-midi que nous arrivons. Grace, bercée par la voiture et aussi soûlée de caresses, s’est endormie. J’ai sa tête sur mon épaule. Ses cheveux me caressent la joue. Je penche un peu ma hure pour humer son tendre parfum. Cette môme, c’est la seule chose intéressante que j’aie trouvée au cours de ce lugubre voyage. Vous allez finir par croire que je suis anglophobe, ce faisant vous vous mettriez le finger dans l’œil jusqu’à l’épaule. Seulement, débarquer dans un pays inconnu en plein brouillard pour venir y voir pendre quelqu’un, découvrir des cadavres dans les jardins et apprendre que les bistrots ferment l’après-midi, voilà qui ne vous met guère dans une bonne ambiance touristique.
Comme la route était assez longue, on s’est arrêté dans une auberge, sur les bords de la Tamise. On y a bouffé comme des malheureux. Chez nous, à l’Armée du Salut on graille mieux que ça, et pour moins cher.
En partant j’étais tellement mécontent que j’ai fait un peu de pelotage sur la personne de Grace histoire de me dégourdir les doigts ; un peu comme un pianiste qui fait des gammes ou un chanteur des vocalises.
Grace s’est départie de son flegme national. Elle s’est mise à gueuler des trucs terribles, tout en anglais-pâmé ! Il nous a fallu un bout de temps pour nous y retrouver.
Enfin, malgré cet intermède burlesque, nous voilà à Bath. La grisaille m’envahit à nouveau. Le premier épicemard venu, je lui achète une bouteille de raide, nature, pour me rebecqueter. L’homme a besoin de faire son plein d’essence dans ces cas-là.
Je freine en voyant un bureau de poste. Cette manœuvre éveille ma douce amie.
— Où sommes-nous ? demande-t-elle.
— À Bath…
Elle s’accroche à mon bras.
— Dites, implore-t-elle, m’aimez-vous ?
— Tu ne sauras jamais à quel point, fais-je.
Elle est choucarde, c’est vrai. Elle se fait calcer comme une reine, c’est vrai encore, pourtant faudrait pas qu’elle se mette à me jouer la sérénade en permanence. Y a le bouillavage d’un côté — et d’un bon côté — mais y a aussi le turbin.
Je descends et je m’enfonce dans la porte-tambour du bureau de poste. L’annuaire du téléphone ! Vite !