Il s’incline.
— Du tout, vous ne m’avez pas dérangé.
Avant de franchir la porte, je me retourne. Depuis mon entrée, j’ai affûté ma petite idée.
— Oh ! monsieur Stone, dites-moi, vous connaissez bien l’un de mes compatriotes, un certain M. Rolle ?
J’ai lâché le pacson au moment où il nous croyait déjà hors de la pièce.
Il se raidit.
— Hum… Que dites-vous, monsieur le commissaire ? Rolle, non, je ne connais pas … jamais entendu ce nom…
— En ce cas, excusez-moi encore…
Maintenant, c’est le bouquet : il flotte !
Les gros nuages d’importation océanique crèvent sur la ville et pissent une flotte sombre. La nuit tombe, des lumières s’allument.
Je suis au volant de la guinde, mais je ne roule pas. Appuyé sur le disque de conduite, je réfléchis.
Higgins m’échappe. Il m’échappe en tant que personnage. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il est exactement. Il est fantomatique, impalpable… Chose curieuse, je ne le « sens » pas à travers les gens qui l’ont connu. Alexandre, le garagiste, n’a pas conservé un souvenir très vif, très marqué de lui. Et l’armateur non plus. Pourtant, bien qu’il s’agisse d’une vague relation d’affaires, il l’envoie se faire dépanner à son propre garage.
Il est en affaires avec lui, mais il n’a pas de nouvelles…
Comme tout cela est flou… Ça ressemble à ce putain de brouillard dans lequel tout se dilue, tout s’escamote.
Voilà un chouette titre pour un journaleux en délire : « Higgins, l’homme qui s’escamote… »
Je me tourne vers Grace qui assiste, muette et pourtant attentive, à mes cogitations.
— Si on allait vider un glass ? je suggère. Est-ce qu’à cette heure les troquets sont ouverts ?
Elle consulte sa montre.
— Oui…
— Eh bien ! voilà au moins une bonne chose d’acquise.
Nous choisissons un pub vachement rupin.
— On se remet au scotch ?
— Si vous voulez.
— Tu peux me tutoyer, mon amour, je lui dis.
— Pour nous autres, Anglais, ça n’est pas facile, dit-elle. Le tutoiement n’est pas courant…
— Eh bien ! exerce-toi, poulette !
« On peut téléphoner, au moins, dans cette taule ? »
Elle s’informe. Le barman répond que oui. Je vais dans la cabine avec Grace, toujours pour me demander la communication. Cette môme me devient tellement indispensable que je vais finir par l’emmener aux gogues avec moi.
Lorsque j’ai le « Lion Couronné » de Northampton, je demande à parler au Chief Inspecter Brandon.
Justement, il est là. Il prend le thé.
— Brandon ?
— Yes…
— Ici, San-Antonio…
— Oh ! Et alors, quoi de nouveau de votre côté ?
— Rien, dis-je sèchement, et du vôtre ?
— La fille est morte empoisonnée. Une dose de curare, vous savez, ce poison indien dont les naturels se servaient pour empoisonner leurs flèches…
— Du curare ! Ça fait roman policier anglais ! je rigole.
Mais lui ne partage pas mon hilarité.
— Le décès remonte à près de trois semaines…
— Des nouvelles d’Higgins ?
— Aucune… Son signalement est communiqué. J’ai fait passer un avis dans les journaux, pour dire que la police aimerait entendre son témoignage.
— Jolie formule, apprécié-je… Il est vrai que vous avez le respect de la réputation, chez vous…
— Nous sommes prudents, dit-il, avec une certaine satisfaction. Pour nous, il n’y a officiellement pas de suspects, mais seulement des innocents ou des coupables. Tant que nous n’avons pas la preuve formelle de la culpabilité…
— Je sais, coupé-je. Dites, Higgins a-t-il un dossier chez vous ?
— Non.
Il doit en avoir classe d’être interrogé car c’est lui qui passe à l’offensive :
— D’où téléphonez-vous ?
— De Bath…
— Bath ?
Il freine sur les bouchons de roue pour se retenir de me demander ce que j’y fous.
— Bon, dis-je, eh bien ! Bonne chance, mon cher…
— Bonne chasse, répond-il.
Nous raccrochons…
Grace va pour sortir de la cabine, mais je la retiens.
— Cherche dans l’annuaire les bureaux de Stone. Il doit en avoir… Non ?
Je vais l’attendre au zinc.
Le barman a servi deux scotch que nous lui avons commandés. Un troisième verre, vide celui-ci, repose à côté des nôtres.
— What is it ? me hasardai-je à demander.
Le barman sourit poliment de mon accent et, dans un français aussi rigolard que mon anglais, me dit que c’est la consommation d’un client qui n’a fait qu’entrer et sortir.
Ce disant il enlève le verre, mais il s’y prend si mal qu’il renverse le mien.
Il s’excuse et me remet un autre glass. J’ai idée que ce verre renversé sera aux frais du patron.
Je torche une grande lampée…
C’est du chouette. Le whisky, je m’y mettrais rapidement. Je suis plus doué sur les alcools étrangers que sur les langues étrangères.
Moi, à part les langues fourrées…
— How many ? dis-je en sortant du fric de ma poche.
Il annonce la couleur. J’ai rien pigé à son baratin. Je lui fais confiance, j’étale mon pognozof sur le comptoir en lui faisant signe de se sucrer.
En procédant à cet étalage, j’avise un petit objet rond que j’avais totalement oublié. Il s’agit du bouton que la môme Martha tenait serré dans sa main.
Drôle de message, par-delà la tombe, que ce bouton… Et un des siens !
Je l’examine. Au verso, il y a quelques chiffres gravés. Ça donne ceci : 18-15-12-12-5.
Ce qui m’a tout l’air d’être un message.
Il faudra que j’étudie cela d’un peu plus près…
Sur ce, Grace radine de la cabine.
— Tu as trouvé ? je questionne.
— Oui, dit-elle.
— Comment t’y es-tu prise ?
— J’ai téléphoné au syndicat d’initiative, tout simplement.
— Bonne idée…
— Les bureaux de la Compagnie Stone se trouvent à Bristol. Voici l’adresse, je l’ai copiée…
— Bravo… On va arroser ça…
— Tu trouves que c’est un grand pas en avant ? demande-t-elle.
— Si on n’arrosait que les grands pas en avant, on ne boirait pas souvent, assurai-je.
Je trinque.
Elle empoigne son godet, le lève légèrement en me regardant intensément comme pour me dédier son contenu, le boit, fait la grimace et tombe, foudroyée.
CHAPITRE IX
Où il est question d’un travail nocturne
Tout cela se déroule avec une telle soudaineté que je n’ai même pas le temps d’intervenir. Il me semble que je rêve, que tout va recommencer du bon côté.
À mes pieds il y a Grace, la petite Grace. Elle est étendue à terre, aussi morte que la reine Victoria. Ses yeux sont révulsés, ses narines pincées et ses lèvres ont une couleur verdâtre repoussante.
Le barman se précipite avec des cris. Je me baisse et ramasse le plus gros morceau du verre dans lequel elle buvait. Il y a encore sur la paroi une odeur bizarre. Grace a été empoisonnée…
Je me penche par-dessus le bar et je saisis le verre qui m’était destiné et que le garçon a renversé : il sent la même chose. Pas d’erreur, on a voulu nous farcir comme des doryphores, la petite et moi.
Pendant dix minutes c’est la grande confusion. Le barman a appelé le patron, qui a appelé le médecin et la police. Tout est de plus en plus irréel. Je suis soûl de stupeur, de chagrin. Rigolez pas, tas de noix ! Cette souris, je m’y étais déjà attaché. Elle me plaisait bien… Qu’on vienne lui refiler le potage à mon nez et à ma barbe, ça fait incroyable et j’arrive pas à m’enfoncer cette évidence dans le dôme, même avec un marteau !