Je suis venu là parce que Stone ne m’a pas paru franco, parce qu’il est Messager maritime, et parce que Rolle s’occupait des affaires de son papa, lequel fait du trafic avec l’Afrique… Car enfin, je suis sur les traces d’un Higgins que je soupçonne d’avoir démoli Martha Auburtin, bon, bravo, mais je ne suis pas payé par le gouvernement français pour suppléer la police britannique, hein ?
L’affaire ne m’intéresse qu’à cause du rapport qu’elle peut avoir avec l’aventure d’Emmanuel Rolle. Or, depuis que je suis parti, le nez au vent, comme un chien de chasse, il n’a plus été question de Rolle… Non, à cause de lui j’ai été amené à m’intéresser à Martha et le cadavre de Martha m’a conduit à Higgins… À son tour, sans le savoir, Higgins m’a envoyé à Stone… Marrant comme les gens sont socialement emboîtés les uns dans les autres !
Me voici devant la porte du fond. J’aurais dû commencer par elle car elle porte en caractères noirs, ce mot alléchant pour un flic ou un voleur : « Private. »
« Private », c’est pour moi une invitation à entrer…
À moi Sésame ! Les serrures d’outre-Manche ne sont pas plus maries que les serrures de chez nous.
Je pige tout de suite. Voilà le bureau directorial.
C’est cossu, les meubles sont massifs comme la Tour de Londres. Au mur on voit le portrait d’un mec à favoris qui semble s’être servi du dentier de sa femme un jour qu’il avait oublié le sien dans le slip d’une tapineuse. Il a la mâchoire en tenaille et la bouche en ouverture de tronc des écoles laïques. Il ressemble à Stone comme une vieille pantoufle ressemble à une autre vieille pantoufle. Ça sent bon la tradition dans la pièce.
Le Stone père ne sourcille pas lorsque je lui file le faisceau de ma lampe dans les carreaux. Au contraire, nullement aveuglé, il fixe sur moi un regard hautement réprobateur…
— Te frappe pas, pépé, je lui dis… Je viens simplement en badaud…
Je remarque que la pièce est munie d’une fenêtre dont les volets sont fermés… D’après mon estimation elle doit donner sur une cour, donc je peux m’offrir l’électricité de la maison. Aussitôt dit, aussitôt fait…
Grâce à l’éclairage au néon, je ne perds aucun détail des lieux. J’avise un coffre-fort qui pourrait donner asile à des réfugiés. Le voilà mon objectif principal… Seulement Sésame est trop jeune pour s’attaquer à un gros méchant de ce format…
Perplexe je le contemple… Puis je soulève le gros médaillon qui masque la serrure. C’est un coffre à chiffres… Il est muni d’un cadran assez semblable à un cadran de téléphone. J’essaie de tourner, mais il tourne à vide… Rien n’est plus déprimant…
Bon Dieu, être venu jusqu’ici, risquer de se faire appeler Victor par les bourdilles au casque à étage et se laisser intimider par un morcif en fonte renforcée, c’est vexant…
J’essaie encore des combinaisons… Mais autant frotter le cerveau de M. André Billy sur un morceau de glace jusqu’à ce qu’il fasse des étincelles !
C’est comme si je voulais grimper après le rayon d’un projecteur !
Je sue sang et eau… J’enrage…
Je tourne ce disque comme un perdu…
J’aurais dû apporter un chalumeau ! Mais on n’a pas un chalumeau sur soi en permanence.
Je vide mes poches désespérément comme si j’espérais y découvrir un matériel complet de perceur de murailles.
Alors, vous comprenez — ou plutôt non, vous êtes trop bouchés pour comprendre ! — le merveilleux intervient, comme il intervient toujours dans la vie des mecs gonflés qui vont jusqu’au bout des choses… En vérifiant le contenu de mes vagues, je récupère le bouton de la morte. Le bouton chiffré :
18-15-12-12-5.
J’applique cette combinaison en me traitant de nave, de portion de courge, de tordu et autres qualificatifs somme toute assez péjoratifs…
Je suis en train d’épuiser mon stock d’invectives et d’en inventer de nouvelles lorsque la porte du coffre s’ouvre !
CHAPITRE X
Où il est question de la mer qu’on voit danser
Des chiffres sur un bouton. Et la porte du coffre s’ouvre. Ça me fait penser aux histoires loufoques, vous savez ? Étant donné que le bateau fait vingt nœuds à l’heure et qu’il va à Gibraltar, quel est l’âge du capitaine ?
Enfin je reviens de ma stupeur et, me promettant d’examiner cette relation de bouton à coffre un peu plus tard, j’inventorie le contenu de ce dernier…
Il y a tout d’abord une pile de dossiers. Je ne cherche pas à les ouvrir car ils contiennent des paperasses rédigées en anglais, c’est-à-dire illisibles pour moi.
Ces dossiers occupent les deux rayons supérieurs. Mais dessous se trouve comme un autre coffre dans le grand. Fort heureusement, ce petit enfant dans les entrailles de sa mère s’ouvre à la clé, donc mon appareil lui convient.
En effet, une rapide démonstration et j’en ai raison. Ouf ! Ce que j’aurai pu forcer comme lourdes, cette nuit ! Parole, je vais en rêver bientôt…
Dans le petit coffre il y a une multitude de petits sacs en cuir.
— De l’or ! je murmure…
Et mon cœur se met à cogner. Le cœur des hommes — même celui des honnêtes bourdilles de mon espèce — se met toujours à faire du ramdam lorsqu’il se trouve devant un amoncellement de jonc. Doit y avoir une influence qui relève du magnétisme dans ce phénomène…
En tremblant un peu je m’empare du sac de cuir. Chacune de ces poches est de la dimension d’une livre de farine… en paquet.
Je l’ouvre. Cramponnez-vous bien : c’est pas du gold mais bel et bien de la farine que le sac contient. Du moins cette poudre blanche a-t-elle toutes les apparences du froment.
Seulement je ne vous souhaite pas de becqueter du brignole fabriqué avec ça ! Ah ! foutre non ! Car cette farine ne s’emploie qu’en toute petite quantité. Et on ne se la met pas dans la bouche mais dans le nez. Bref ! il s’agit de neige, de coco, quoi !
Il doit bien y en avoir une vingtaine de kilos en tout. Non, mais vous vous rendez compte d’une fortune ?
Je commence à entraver pas mal de choses maintenant.
Je referme mon sac-échantillon et le remets dans le coffre. Décidément, je viens de marquer un point capital dans la marche de l’enquête…
Et ce, sans jacter un mot d’anglais, sans avoir les moyens formidables du Yard… Lorsque le Brandon va savoir ça, je suppose qu’il va sortir de sa réserve… Mon rêve serait de l’entendre dire merde ; même en anglais, ce serait marrant et ça ferait plaisir à l’esprit de Cambronne s’il rodaille dans le secteur.
Seulement, voyez-vous, ça n’est pas tout de suite que je pourrai révéler le pot aux roses à mon british collègue.
Non, et ce ne sera peut-être jamais car lorsque je me retourne je constate sans plaisir que je ne suis pas seul dans la pièce.
Dans l’encadrement de la porte se trouvent deux hommes. L’un est le bon M. Stone, l’autre un grand jeune homme au gilet de daim marron. Stone a les mains dans ses poches, mais le jeune homme, par contre, tient un revolver à gros barillet et à canon court. C’est une de ces armes qui font dans la bidoche des trous grands comme l’entrée de Prisunic…
Et si vous voyiez le grand jeune homme, vous ne douteriez pas un instant de son envie de tirer.
Il a un menton carré, proéminent. Des yeux fauves, si terribles qu’ils foutraient les jetons à un boa constrictor. Son front est sillonné de rides rageuses et une mèche lui pend entre les sourcils.
— Un petit malin, hé ? murmure-t-il dans un français parfait.
Si ce mec n’est pas né à Paris, il a du moins été élevé à Saint-Cucufa…