— Pénible, n’est-ce pas ? murmure le boss.
— Très…
— Vous devez vous demander pourquoi je vous ai choisi…
— En effet, ne puis-je m’empêcher de murmurer…
Le chef hausse les épaules.
— À vrai dire, je n’en sais presque rien moi-même, voyez-vous…
Comme gêné par cet aveu qui n’est pas en harmonie avec sa façon d’agir, il reprend :
— Je sens qu’il existe un mystère Emmanuel Rolle. Je connais ces gens depuis très longtemps. Ce sont de bons petits bourgeois soucieux de faire des affaires et non pas de tuer des gens…
— Chaque famille a sa brebis galeuse…
— Hum, je sais… Pourtant, Emmanuel…
Il hausse les épaules.
— Voilà un garçon qui donne un coup de volant maladroit. Il fuit au lieu de stopper… Il tue le quidam qui cherche à l’appréhender… Et puis il va se constituer prisonnier, vous trouvez ça normal ?
— On a vu pire… Il a eu une grosse émotion en renversant le cycliste, ça lui a fait perdre la tête… Se voyant menacé par le maraîcher, il a voulu se défendre. C’est un sale réflexe, mais c’est néanmoins un réflexe humain. En France, il s’en serait tiré avec cinq ans de taule et quelques briques de dommages-intérêts… C’est la guigne qui a voulu que ça ait lieu de l’autre côté du Chanel. Les English ne badinent pas avec la mort !
Il ne paraît pas apprécier mon jeu de mots d’inspiration pourtant littéraire.
— Tout ce que vous dites constitue effectivement une explication fort valable de l’incident, admet-il… Dans l’abstrait, c’est même très pertinent, San-Antonio, seulement…
— Seulement ?
— Seulement, dans le cas présent, je vous le répète, il s’agit d’un garçon calme, énergique, pas d’un être flottant dont le comportement serait justifiable de la façon que vous dites.
« Emmanuel Rolle, s’il n’avait eu une raison impérieuse pour agir ainsi, se serait arrêté après avoir renversé le cycliste. Ou bien, s’il avait fui et fracassé le crâne d’un témoin pour assurer cette fuite, il aurait gardé le silence…
« Pour tout dire, cela me chiffonne et puisqu’un moyen s’offre d’avoir un suprême entretien avec ce garçon, je saisis l’occasion… »
Il reprend une cuillerée à café d’oxygène. J’en profite pour placer mon pion.
— Je n’aurai pas beaucoup de temps pour le… confesser, chef.
— Je sais, vous ferez pour le mieux…
— Et s’il ne veut pas du secours d’un prêtre ?
— C’est une chance à courir…
Une fois que je suis lancé dans les objections, vous pouvez toujours essayer de me glisser des peaux de bananes sous les nougats…
— Et supposez qu’il veuille vraiment un prêtre ?
— J’en doute, murmure le boss.
Il se caresse la rotonde.
— J’en doute, répète-t-il, mais si le cas se produisait, vous n’auriez qu’à agir comme si vous en étiez un…
— Je ne suis pas foutu de chanter la messe…
— Il ne vous la demandera pas…
Cette fois, y a pas à insister : je fais camarade.
— Eh bien ! patron, j’agirai pour le mieux…
— Allez chercher une tenue d’ecclésiastique chez Tranouez, le costumier du cinéma. Vous la revêtirez et vous irez prendre l’avion qui part à dix heures du soir. Je vous fais déposer votre billet à la gare aérienne d’Orly. D’autre part, voici de l’argent, pour vos frais de séjour. Plus une lettre de recommandation pour l’officier de police Brandon, qui est un ami à moi…
— Il est dans la combine ? je demande…
— Non, dit le chef… Il croira que vous êtes un véritable curé.
Il sourit :
— Surveillez un peu votre langage devant lui…
— Faites confiance, boss, à l’Académie française on ne jactera pas mieux…
Il se lève et me tend la main.
— Merci, dit il… Vous êtes chic d’accepter…
CHAPITRE II
Où il est question d’un curé en rogne et d’un condamné en forme
Le haut-parleur d’Orly aboie dans le bar. Il dit aux voyageurs pour London de se manier la rondelle because le zoiseau à roulettes ne va pas tarder à mettre les adjas.
Nous sommes donc toute une flopée qui nous pressons sur l’aire d’envol.
Je prends place aux côtés d’une jolie souris platinée comme un bouchon de radiateur de Rolls. Elle a des cils façon ramasse-miettes et ce qu’elle s’est collé comme parfum pourrait camoufler les abattoirs de la Villette.
Elle entame la conversation.
— Est-ce la première fois que vous prenez l’avion, monsieur l’abbé ?
Il me faut une bonne douzaine de secondes pour réaliser qu’elle s’adresse au mec San-Antonio. Et je renaude d’être loqué en vicaire ! Avec cette robe, je me sens aussi à l’aise qu’un poisson rouge dans un litre de porto. J’ai l’impression d’être déguisé en pédoque. Je suis le gars respectueux de la religion, mais cette soutane me cause un malaise physique. Et puis elle me gêne aux entournures…
Je me tourne vers la mousmé et je lui file mon sourire le plus pur, style superdentifrice Colgate…
— Non, mon enfant, je lui bonnis. L’avion ça me connaît…
Je regrette aussitôt d’avoir pris langue avec elle car c’est une gonzesse qui ne peut pas garder son tiroir fermé plus de deux secondes.
La voilà lancée.
Elle me dit qu’elle a fait sa première communion aux Buttes-Chaumont, qu’elle n’oublie jamais d’élever son âme dans les grandes occasions et que son rêve ça serait de voir le pape.
J’en profite pour lui glisser que si elle espère bigler le Saint-Père, elle s’est gourée de bolide car Londres est le dernier endroit de la planète où le Père de l’Église catholique aurait l’idée de tirer une bordée.
— Vous l’avez vu ? questionne-t-elle, prête à s’extasier…
— Comme je vous vois…
— Oh ! c’est inouï ! Comment est-il ?
— Habillé de blanc…
Elle est émerveillée.
— Vous appartenez à quel ordre ? me demande-t-elle.
Ça c’est la tuile. De ma lointaine formation religieuse il ne reste que des bribes de commandements de Dieu, et encore…
— Heu ! je dis, je fais partie des julistes…
— Connais pas, s’étonne-t-elle…
— Congrégation fondée par saint Jules de Belleville, je complète.
Ça lui en met plein les calots.
— Ah ! très bien… En effet, je me souviens en avoir entendu parler.
Ce qui prouve qu’effectivement, il n’y a que la foi qui sauve !
Elle me pose un tas de colles comac et je me retiens de l’envoyer tartir.
Le zinc ronronne d’une façon réglo, pas de mouron à se faire de ce côté-là…
Soudain, pourtant, il y a un trou d’air et l’appareil fait un plongeon terrible ; c’est un truc qui vous broie l’œsophage. La môme, instinctivement, se raccroche à mon brandillon.
Morte de frousse, elle pose sa tête sur mon épaule. Alors que voulez-vous, le gars San-Antonio est peut-être un peu curé, mais il n’est pas encore saint. De sentir sa chaleur, son parfum, ça me chavire et je fonds comme un comprimé d’aspirine dans un verre d’eau bouillante. Je la chope par le cou et je lui roule le patin-maison, un siècle d’expérience, système breveté !
— Oh ! mon père ! balbutie-t-elle…
Elle est à la fois confuse et excitée. Un cureton, vous pensez ! Elle va drôlement vanner auprès de ses copines.
— Je vous demande pardon, je murmure…
— Il y a de quoi vous faire excommunier ! murmure-t-elle.