J’essaie encore une fois d’ouvrir les yeux, mais va te faire voir ! Le moteur éclate instantanément…
Il faut te résigner, San-Antonio… Tu te crois toujours le plus fortiche, mais la vie te prouve le contraire. En ce monde, personne n’est le plus fortiche. Chacun trouve son maître…
En ce moment, je sens que c’est fini pour ma pomme. Je dois avoir une fracture du crâne carabinée… Autant dire que je suis scié.
Reste plus à votre petit pote qu’à passer un gentleman agreement avec le Bon Dieu…
Non seulement ma tête est sur le point d’exploser, mais j’ai une fièvre de bourrin. Mes dents claquent comme le dentier qu’une vieille demoiselle a posé sur un roman d’horreur avant de s’endormir.
Et non seulement j’ai un petit quarante qui me va bien au teint, mais aussi je souffre d’un horrible mal de cœur. Un peu comme si j’avais avalé un baquet de harengs salés. Mes tripes me remontent dans la gorge ; ma langue est enflée… Oh ! ce que j’en ai classe de l’existence !
Un type qui chercherait une peau d’occasion pour en faire des blagues à tabac, chiche ! je leur fourgue la mienne avec son contenu !
Si au moins le plancher s’arrêtait de danser… Il ne va pas m’achever, le père Stone ? Il pourrait pas me filer une bastos dans la boîte à penser ? Dites ?…
« Bon Dieu de bon Dieu, je me dis. San-Antonio, mon gosse, si tu n’es pas foutu de surmonter tout ça, tu n’as qu’à rendre ta belle âme au diable. Es-tu un homme ou une souris ? »
Une autre voix, enfouie en moi, répond :
« Ta gueule ! Je suis un homme, d’accord ; mais un homme ça n’a jamais été grand-chose… »
Pourtant je me force à garder mes yeux ouverts.
« Tant pis si j’en crève ! » décidé-je.
Je constate que la persévérance est toujours récompensée. Peu à peu, mon moteur faiblit, je sens que je suis sur le mieux.
Je m’étonne alors d’en être quitte à si bon compte. Voilà qui est bizarre. Je n’entends aucun bruit… J’ai le tapis sous mon nez, et ce tapis danse, danse…
Je parviens, en ramenant les jambes sous moi, à m’agenouiller, seulement voilà-t-il pas que le plancher remonte brutalement et que je pars à la renverse ?
Va falloir le clouer, tout à l’heure pour le faire tenir tranquille. Je stoppe net ces projets.
Je ne suis plus dans le bureau de Stone. L’endroit où je me tiens allongé est petit et sent le ripolin. Il y a des trucs en cuivre un peu partout. En guise de fenêtre : un hublot ! Parfaitement, un hublot !
Je comprends alors que le plancher a le droit de bouger : nous sommes sur l’eau… Mon rêve n’en était pas un…
Je me traîne à quatre pattes jusqu’au bas du hublot. En m’agrippant à la cloison j’arrive à hisser un œil à la hauteur du disque de verre…
Ah ! mes potes ! À moi, Mac-Mahon ! Que d’eau, que d’eau !
Nous sommes en pleine mer. Et la mer n’est pas belle. Il y a des vagues grises, ourlées d’écume… V’là que ma poésie se pointe au rambour maintenant ! Elle tombe bien, celle-là, comme si c’était le moment. En guise de fleur de rhétorique, je cultive plutôt la fleur de nave !
En pleine mer, moi, San-Antonio, un mec qui se sent perdu devant un verre d’eau… La flotte, je peux pas piffer ça ! Surtout lorsqu’elle est salée…
Dans mon crâne, le moteur s’est tu pour laisser place à la grosse rumeur de l’océan. Des petits feux d’artifice partent sous mon dôme et m’éblouissent.
En zigzaguant je gagne une table à toilette rivée à la cloison. Dieu soit loué (louez aussi ! comme disait un directeur de théâtre) il y a de l’eau de Cologne dans un flacon. Je me la renverse sur le cassis. Ce que ça peut faire du bien !
Je me sens beaucoup mieux. Tenez, on me donnerait un coup de gnole que je reprendrais goût à l’existence…
Mais les vaches n’ont pas laissé traîner la moindre gouttelette de rye !
Alors je me traîne jusqu’à la couchette et je m’y allonge. L’essentiel pour l’instant est de récupérer…
Je dois avoir une plaie à la tête car l’eau de Cologne me brûle maintenant comme du vitriol. Son odeur accentue mon mal de cœur… J’y tiens plus…
En gémissant, je me tourne de côté et je décroche les wagons !
Une heure s’écoule ; du moins d’après mon estimation. Mais allez vous fier à l’estimation d’un zig aussi groggy. Si vous preniez un casque de scaphandrier et que vous l’emplissiez de choucroute, vous obtiendriez à peu près ma tête du moment…
Ce qu’il m’a mis comme portion de parpaing, Stone ! J’ai été branché en direct sur l’infini… Vous parlez d’un voyage !
Enfin, ça se tasse un peu ; de tout ça il ne me reste qu’une douleur cuisante à la base du crâne et une gueule de bois maison, exactement comme si je m’étais envoyé un wagon-citerne d’eau-de-vie !
Mais ça n’est pas de l’eau-de-vie que j’ai avalé !
Mon intelligence est en veilleuse. Tout ce que je peux réaliser potablement, c’est que je vis et que je suis sur un barlu. Je n’ai pas la force de m’en étonner…
Je remarque que l’immobilité me fait du bien… Je me détends donc et je m’efforce d’oublier le peu que j’ai en mémoire… Pour résister au choc de cet aérolithe il ne faut pas avoir une boîte crânienne en sucre, je vous le promets !
Je flotte dans cette demi-torpeur lorsque je perçois un bruit. Je rouvre mes quinquets. Et ce que je vois me tire de mes limbes.
Stone est là, tout près, flanqué du gars blond. Mais si vous pouviez bigler ce dernier, vous vous fendriez la cerise. Il a le nez complètement aplati et noir. Son œil droit est fermé et enflé, il a un bandage autour de la tête. Sa figure hésite entre le jaune canari et le vert bouteille.
— Vous m’entendez ? demande Stone…
— Oui, je lui fais, mais ça ne vaut pas Lili Pons, soit dit sans vouloir vous vexer…
— C’est un coriace, grogne le blond…
— Tiens, murmuré-je, voilà le musée des horreurs en tournée !
— Oh ! m’sieur Stone, gronde l’autre, laissez-moi lui crever la paillasse, à cette ordure !
Il parle du nez vilain ! Ce qui est une façon de parler puisqu’on dit ça des gens qui parlent sans le concours de leur naze…
— Paix, dit Stone…
— Joli mot, apprécié-je, il figure sur un tas d’affiches et dans le programme des hommes politiques les plus belliqueux…
Je m’entends jacter avec plaisir.
La babille, moi, ça me dope. Je suis comme ça, vous me changerez pas. Balancer quelques couenneries, ça me fortifie ! C’est comme qui dirait mon calcium à moi.
— Il est increvable ! fait le grand blond avec une nuance d’admiration.
— Tu vois, mon trésor, je fais, nous autres, les petits Français, nous tenons le coup. Prenons ton cas, par exemple. Logiquement, tu devrais en ce moment être entassé dans deux poubelles, et pourtant, t’es là…
« D’accord, continué-je, t’es pas beau à voir… Une femme enceinte qui t’apercevrait serait sûre d’accoucher d’une guenon, mais tu vis et c’est l’essentiel… »
Il s’approche de moi et me met une baffe. Pas manchot, le copain. J’en vois trente-six chandelles et j’ai un goût de sang dans la bouche. Ce veau m’a fait éclater les lèvres. Ma rage rapplique à toute pompe ; je pense à la petite Grâce que cette ordure à gilet de daim a empoisonnée comme on empoisonne un rat. Je déplore intensément qu’il soit encore en vie. Ça m’aurait fait bougrement plaisir de lui régler son compte, à cet enfant de putain !
Je me mets sur mon séant.
— Tu me paieras ça ! fais-je en torchant d’un revers de main le filet de sang qui dégouline de ma lèvre…