— C’est ça : chez saint Pierre, dit-il, lorsque mon heure sera venue de t’y rejoindre, car tu vas y aller sans tarder… Tu me retiendras une bonne place…
— T’inquiète pas, elle sera chauffée ! Et bien chauffée !
— Ouais, tes astuces on commence à les connaître, t’as pas un autre disque à nous brancher ?
Il est debout devant moi, l’œil mauvais, d’autant plus mauvais qu’il est délicieusement cerné de noir avec des traînées violettes et vertes comme des taches d’essence sur les routes goudronnées.
La prudence m’ordonne de biaiser. Mais je n’ai pas envie de biaiser… Je prends un court élan et je lui carre un coup de boule dans l’estomac. Il refait sa séance de pneu dégonflé.
— Arrêtez ! ordonne Stone.
Quelque chose brille à son poing. C’est un gentil pétard nickelé.
Je redeviens sérieux.
Gilet-de-daim se relève en ahanant.
— J’y défonce la gueule, cette fois ! déclare-t-il…
— Non, fait Stone, pas tout de suite.
Il tire une paire de menottes de sa poche.
— Passe-lui ça, ça le fera tenir tranquille !
À la façon dont il parle, je pige que mon brillant compatriote à l’œil poché n’est que l’exécuteur des basses œuvres. Sans doute, dans les périodes creuses, lui fait-il passer la paille de fer !
Toute résistance est inutile… Je suis dans leurs pattes. J’ai raté ma première tentative de forcing, il ne me reste plus qu’à jouer perdant.
— Tends tes poignets.
J’obéis.
Clic-clic !
Et voilà le matuche enchaîné…
Ce que la vie est cocasse !
— Nous allons monter sur le pont, décide Stone, nous y serons beaucoup plus à l’aise pour bavarder.
Gilet-de-daim ouvre la marche, je le suis, poussé en avant par le canon du pistolet nickelé que tient l’armateur.
Gentille promenade à travers les coursives de ce bâtiment qui est un yacht ravissant. Partout du cuivre soigneusement briqué et du ripolin…
Ce doit être le barlu personnel du père Stone…
On arrive sur le pont. Une bise aigrelette souffle, venant du large. Au loin, très loin, une barre sombre indique la terre. Je comprends l’idée de Stone en m’amenant ici… En pleine mer il va pouvoir me faire des trucs méchants tout son soûl sans crainte d’être dérangé… Et quel meilleur tombeau que l’Océan ? Un poids de cinquante kilos aux pattes et adieu M. le commissaire… À la revoyure au ciel, comme disait le blond…
In England, pour accuser un type de meurtre il faut le cadavre. Mon cadavre va servir de nourriture aux poissecailles. Quatre-vingt-dix kilos de flic, ça remplace toutes les daphnies des pisciculteurs et c’est tellement plus avantageux !
Le blond m’assied d’un coup de tatane dans les côtelettes sur une chaise en osier qui frémit.
Alors Stone dit tout haut ce que je pense tout bas.
— Commissaire, il est essentiel pour moi que je sache comment vous êtes allé à mon coffre et qui vous en a donné la combinaison. Alors maintenant, vous allez me le dire. Ici vous êtes en marge de la société ; vous pouvez hurler tant qu’il vous plaira, personne ne peut rien pour vous…
— C’est vrai, dis-je on se sent en sécurité dans l’isolement.
Il ne prend pas garde à cette intervention.
— Inutile de… finasser avec vous, poursuit le vieux gland ; vous êtes en mon pouvoir et vous n’en ressortirez pas vivant…
Il approche son visage du mien, si près que je sens son haleine fétide. Ce mec-là a une maladie d’estomac.
— Seulement, enchaîne-t-il, il y a plusieurs façons de mourir… Il y a la méthode somme toute douce de la balle dans la nuque, et je vous la propose pour le cas où vous parleriez… Et puis il y a les supplices… Les connus, les communs… et les autres, ceux que peut inventer un homme possédant un peu d’imagination, vous me comprenez ?
Je ne l’ouvre pas.
— Avez-vous quelque chose à me dire ? fait-il…
— Oui, fais-je.
— À la bonne heure ! Parlez !
— Stone, vous puez de la gueule !
Il sursaute.
— Quoi !
— Vous puez de la gueule et vous avez le teint jaune, je vous parie ce que vous voudrez que vous souffrez d’un cancer du foie…
Il se met alors dans une rage folle. Si vous le voyiez, on dirait un roquet en fureur. Il commence par m’invectiver en anglais à un débit abondant et précipité. Puis il tire un couteau de sa poche — un canif plutôt — et me laboure le visage.
— Stone, continué-je en m’efforçant au calme, ce sont là des manières de vieilles fiotes. Vous seriez pédoque que ça ne m’étonnerait pas…
Tout est calme pendant un instant. On n’entend que le grondement de la mer et le ronron du barlu… À trois mètres se trouve le poste de pilotage avec un matelot nègre à la barre ; il ne regarde pas de notre côté ; lui, ce qui se passe dans son dos il ne veut pas le savoir. Il est là pour piloter et il pilote…
Pas d’autres matelots de ce côté-ci… Stone a donné des ordres pour dégager ce coin du pont. Tout ce que je vois, excepté nos sièges, c’est un gros aspirateur abandonné par un homme de peine.
Le grand blond sort son mouchoir et tamponne ses yeux enflés.
— Patron, fait-il sourdement, je crois que, maintenant, vous devriez me le laisser…
Stone fait quelques pas, les mains au dos…
— Ôte un côté de ce cabriolet ! ordonne-t-il.
Lui-même appuie son feu dans mes reins pour me faire comprendre que je n’ai rien à espérer d’un coup fourré. Il m’a déjà prouvé qu’il avait du réflexe, le bougre !
Gilet-de-daim enlève, comme vient de le lui ordonner son boss, un côté de la menotte.
— Passe-le à la main courante du bastingage, dit Stone.
Ainsi est fait ! Le blond fait avec la chaîne des poucettes un tour mort après la main courante, puis il m’emprisonne à nouveau le poignet. De la sorte, je suis pratiquement rivé au bastingage.
— Vous voici à notre totale disposition, remarque l’English.
« Vraiment, mon cher commissaire, vous n’avez pas fière allure… »
— Nom de Dieu ! barrit son homme de main, je vous jure que je vais m’en payer une tranche !
Pour commencer il me met une série de une-deux à la face et le raisiné se met à dégouliner sur ma limace comme s’il sortait d’un robinet d’évier.
— T’es pas beau à voir ! certifie le blond…
— Eh bien ! comme ça nous pourrons nous embaucher comme serre-livres, je lui dis, parce que, confidence pour confidence, tu n’as rien d’un Rudolph Valentino, toi non plus…
Je gouaille comme ça et j’ai tort, because les mecs ramollis de l’intellect, ça les asticote ces paroles-là et ils vous le font sentir… Une grêle de coups de pied, de coups de poing s’abat sur moi ! On se croirait à Gravelotte. Qui n’a pas vu le punching-ball vivant ? Approchez, mesdames, messieurs ! Prix unique un franc ! Demi-tarif pour les bonnes d’enfants et les militaires…
J’en prends derrière la tête, dans le dos, dans le prose, dans les jambes. J’ai l’impression d’avoir piqué une tête par la bouche d’une machine à battre !
J’essaie bien de ruer, mais cela m’est difficile, pour ne pas dire impossible… Tout ce que j’arrive à faire c’est me détourner un peu. J’ai l’impression — idiote — que, de profil, je vais mieux encaisser ! Va te faire voir ! Tout ce que j’y gagne c’est un coup de savate dans la virilité… Oh ! ma douleur ! Il me semble qu’on vient de m’arracher dix kilos de bidoche d’un seul coup avec une fourche. Je pousse un cri bref et je tourne de l’œil… Bonsoir tout le monde… Si vous avez de la place dans vos prières, pensez à moi !