— Dites-moi, San-Antonio, dit-il. Vous sortez de l’hôpital demain, n’est-ce pas ?
— Exact.
— Vous… vous rentrez en France immédiatement, bien entendu ?
Je souris.
— Pas sûr…
— Vraiment ?
— Non, j’aimerais retourner un peu à Northampton. J’ai dans l’idée qu’il y a des choses à découvrir là-bas… C’est de ce pays que partait la ficelle remontant à la source, c’est-à-dire au coffre de Stone. Il faut toujours reprendre les choses à la source…
— Très bien…
Il paraît soulagé.
— M. le commissaire, verriez-vous un inconvénient à ce que je vous assiste ?
Je le regarde.
— Écoutez, Brandon, fais-je, jouons franc-jeu, voulez-vous ? Sous le terme courtois « d’assistance » vous entendez me surveiller car vous me trouvez un peu trop saccageur, non ?
Il se tait. Ses genoux pointus se serrent sur le pépin roulé.
— Nullement, assure-t-il. Je suis sincère, commissaire… Je pense que vous êtes une nature d’exception car votre méthode relève plus du « sens » que de la logique et j’aimerais vous voir travailler. De plus, il me semble que vous ne parlez pas l’anglais…
Je l’examine attentivement. Son visage criblé de taches de rousseur est pur comme un ciel de printemps.
Il est sincère, je le sens.
— À mon tour d’être franc, Brandon. Oui, je marche au pifomètre, au nez, au pif, au tarin pour être précis ; seulement c’est un système qui ne peut avoir d’efficacité que dans la fantaisie…
« Oui… Si vous m’accompagniez, mes faits et gestes prendraient aussitôt des allures de démarche et c’est ça que je dois éviter… »
Il soupire :
— Sorry…
— Non, ne regrettez pas. Tenez, on va faire une chose : attendez-moi à partir de demain soir à l’auberge du « Lion Couronné ». Au moindre accroc je vous fais signe, ça boume ?
Il a un petit rire en incisives.
— Ça boume, répète-t-il avec son accent qui fait très Philéas Fog.
Il reprend son riflard, son chapeau et sa dignité. Il se lève.
— Avez-vous besoin de quelque chose ?
— D’une voiture automobile…
— J’en mettrai une à votre disposition demain dans la cour de la clinique…
— Merci. Oh ! dites, à propos de voiture, j’en avais loué une à un compatriote à moi : garage Excelsior, Northampton. Cette guindé est restée devant chez Stone…
— Ne vous tourmentez pas, murmure Brandon, il y a longtemps que je l’ai réexpédiée à son propriétaire.
Il sort.
Ces mecs du Yard, y a pas à baver, ils sont organisés…
Enfin, ce qui fait plaisir dans tout ça, c’est que les caïds anglais demandent à prendre du feu…
Le petit Français déguisé en curé qui vient leur lever une affaire de neige…
En plein été !
Vous allez dire que je vanne. Sans doute est-ce vrai, mais avouez qu’il y a de quoi !
CHAPITRE XV
Où il est encore question d’un pélican triste
— Bonjour, monsieur Standley, vous me reconnaissez ?
Le vieux pharmago est plus triste que jamais, avec son goitre, sa peau grise et ses yeux à demi fermés…
Il a un signe de tête affirmatif…
— À la bonne heure ! Je vois que vous êtes physionomiste…
Il me considère mornement. Sa boutique est vide de clients. Des araignées sont en train de mettre au point un service d’urbanisme pour la capture générale de toutes les mouches qui décorent les bocaux de points noirs. Leurs toiles s’étendent de partout…
Je referme la porte et je m’avance dans le magasin.
— Vous avez vu, cette pauvre Martha ? dis-je… Pas de chance, hein ? Une jolie fille comme ça…
Il hoche la tête d’un air lamentable. Lui, il n’a plus la force de s’apitoyer sur les malheurs de ses relations, il est descendu jusqu’au fond de la tristesse et il y bivouaque.
Veuillez enregistrer que, depuis mon entrée, il ne s’est pas exprimé autrement que par signes, ce qui pourrait laisser entendre qu’il est devenu muet, depuis la dernière fois…
— Tiens ! fais-je… J’ai beaucoup parlé de vous, il y a quelque temps…
Il lève une paupière, une seule, et son œil jaunâtre de cheval malade me fixe durement soudain.
— Vraiment ? murmure-t-il…
C’est bon de l’entendre parler. Son verbe ressemble un peu à un croassement, mais c’est du moins un bruit. Et le bruit, dans ce magasin, c’est ce qui fait le plus défaut (ça et les clients !).
— Oui, renchéris-je, revenant à mon idée. Je parlais de vous…
— Puis-je savoir avec qui ?
— Avec un homme qui vous connaissait… Je dis qui vous connaissait car il est mort… Vous avez dû lire ça dans le journal, puisqu’il s’agit de M. Stone.
Il rabaisse sa paupière lourde…
— N’est-ce pas ? insisté-je.
— Je ne sais pas de qui vous parlez, fait le bonhomme ? Comment avez-vous dit ?
— Stone… Les Messageries Stone, Bristol… Le yacht en feu…
« Vous ne lisez donc pas les journaux ? »
— Fort peu, et les faits divers ne m’intéressent pas beaucoup…
— Pourtant Stone vous connaissait puisqu’il m’a parlé de vous, dis-je, mentant avec l’aplomb que vous savez.
— Cela me surprendrait, fait le potard sans élever la voix d’un quart de poil.
Il va être dur à manœuvrer. Il est Anglais, il connaît la loi anglaise. Il sait que sans une ombre de preuve je ne puis rien contre lui…
Seulement, il ne connaît pas encore San-Antonio, ce marchand de purges ! Il ne sait pas que la loi anglaise, moi, je m’en torche !
Du reste, je vais le lui prouver sur l’heure !
— Je crois que nous ferions bien de mettre les choses au point, monsieur Standley…
Il reste debout, pensif, ressemblant de plus en plus à un pélican triste qui croyait s’être tapé un bon poisson et qui s’aperçoit qu’il n’a cravaté que des ressorts de sommier.
— Voyez-vous, dis-je, j’ai pu, grâce à certaines indications, découvrir le pot aux roses… J’ai mis la patte sur cette affaire de stupéfiants… Stone, acculé, m’a appris que vous étiez dans le circuit. Votre soi-disant assistante faisait le transport et votre officine en demi-faillite servait de plaque tournante à la drogue…
Il secoue ses épaules en bouteille d’eau Perrier.
— Vous construisez un roman, ricana-t-il… Je ne vois pas pourquoi vous me le racontez à moi… Si vous pensez une chose semblable, allez le raconter à la police !
Je vous avouerai que je suis un peu décontenancé par la fermeté de cette attitude. Fais-je fausse route ? Pourtant mon instinct me dit que le vieux bluffe vachement. De toute façon il n’est plus temps de battre en retraite…
— Écoutez, Standley. Je pense que vous êtes un homme sensé, hé ?
— Je le pense également, répondit-il.
— Bon, alors ouvrez grandes vos esgourdes (oreilles en français académique) et ne vous hâtez pas de me répondre… Si je suis venu seul ici, c’est parce que j’ai une idée derrière la tête et cette idée consiste en un marché que je vous propose…
— Tiens, tiens…
— Interjections non valables, je rigole. Attendez la suite. Je sais quel rôle vous avez joué dans cette histoire. J’ai trouvé une lettre que le grand au gilet de daim, vous savez, le Français ? a écrite à Martha. Dans cette lettre il parlait de vous…