— Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine, je lui objecte.
Elle est tellement soufflée qu’elle va éclater si je ne calme pas ses scrupules.
— Chez les Julistes, nous ne faisons pas le vœu de chasteté, je lui annonce.
— Ah ! très bien, dit-elle, pleinement rassurée…
Le voyage se termine sans autres incidents. Il y a un brouillard aussi épais que dans les films de Marcel Carné lorsque nous atterrissons in London.
Dans le halo vaporeux des projecteurs, des silhouettes sont figées, immobiles…
Je m’approche des lumières en même temps que les autres voyageurs. Un grand type mince comme une paie de manœuvre s’avance droit sur moi, d’une démarche de robot. Il est vêtu d’un pardessus noir, il porte des lunettes, un chapeau à bord roulé, un parapluie roulé également et je suis persuadé que sa bourgeoise doit être aussi très bien roulée.
Il a des taches de son plein le portrait et une petite moustache du genre pinceau usagé surmonte ses lèvres minces.
Dans un français très pur, il me dit :
— Excusez-moi, monsieur le curé, n’êtes-vous pas envoyé par les services de police français ?
— Juste !
Je lui tends la paluche.
— Je suis Brandon, dit-il.
J’admire la courtoisie de mes collègues anglais. Voilà des gnaces qui n’hésitent pas à faire tintin avec les plumes pour venir jouer les guides en pleine nuit à l’aéroport.
— Enchanté, je déclare.
On se fait la valise. Il m’ouvre la portière d’une voiture noire, carrée comme un paquet de sucre mais dans laquelle il fait bon vivre.
Brandon est muet comme trente-trois carpes. J’essaie d’amorcer une conversation sur le temps… Je peste contre son brouillard proverbial, mais ça n’a pas l’air de lui plaire tellement.
Il me dit que le brouillard est une légende et qu’en réalité, il ne fait pas plus mauvais à Londres qu’ailleurs.
Probable qu’il s’est habitué à vivre dans la pommade, ce zig ! Du reste, il conduit avec une rare maestria alors que je ne reconnaîtrais pas mon excellente femme de mère à trente centimètres même si elle me disait son nom…
Une heure plus tard nous stoppons devant une grande bâtisse, ni plus folichonne ni moins sinistre que toutes les prisons du monde. Brandon sonne à la porte. Un judas s’entrouvre et, derrière les barreaux d’une grille, j’aperçois le visage carré d’un gardien.
Brandon lui jacte une phrase courte. L’autre ouvre sa lourde.
Nous pénétrons dans une étroite courette pavée. Elle ressemble à une sorte d’antichambre à ciel ouvert. Un autre portail se dresse, façon cauchemar… Il faut à nouveau sonner et parlementer… On nous ouvre…
Nous suivons un couloir glacial qui aboutit à une rotonde d’où partent une flopée de couloirs, comme des rayons partent d’une roue.
Au milieu de la rotonde se dresse une grande table avec des gardiens assis autour. Chaque début de couloir est fermé par une grille dont les barreaux sont épais comme ma cuisse.
Brandon discute le bout de gras avec un chef. Celui-ci s’incline devant moi et je lui accorde une petite bénédiction urbi et orbi.
La balade se poursuit dans la sinistre crèche. Maintenant nous sommes flanqués d’un gardien qui ressemble tellement à un gorille que j’ai presque envie d’aller lui acheter des cacahuètes.
Nous allons dans le quartier des condamnés à mort.
Un sale quartier, croyez-moi.
Je juge le moment venu pour brandir mon bréviaire.
S’agit de faire vrai :
Une petite porte…
— C’est là…
Le gardien l’ouvre et je pénètre dans une pièce étroite, plus que sommairement meublée.
Le fils Rolle est là.
C’est un grand garçon, brun, aux yeux clairs et énergiques.
Il est assis sur un escabeau et il semble rêvasser. Ici, les condamnés à mort savent le jour du procès, la date de leur exécution, alors ils ont la possibilité de réfléchir à tous les problèmes de la terre et à ceux du ciel…
Lorsque je pénètre dans sa piaule, il se dresse légèrement.
Un voile passe sur ses yeux. Il a un sourire amer.
Et il me bonnit une brusque tirade en anglais. Comme je n’y entrave que pouic, je hausse les épaules.
— Te casse pas la nénette, fiston, je murmure… J’ai jamais été doué pour les langues étrangères…
Il reste le bec ouvert.
— Vous êtes Français ?
— Aussi Français que des gars qui s’appellent Durand depuis cent seize générations !
Il hausse les épaules.
— L’administration pénitentiaire britannique fait décidément bien les choses, murmure Rolle. Elle offre des aumôniers d’importation à chaque étranger qu’elle va mettre à mort.
Il n’a pas l’air de se laisser abattre, le garçon. C’est un mec courageux et qui saura crever gentiment.
Je me dirige vers son lit et je m’y assieds.
— C’est gentil d’être venu, ricane-t-il, mais excusez-moi, l’abbé, je m’arrangerai directement avec le Bon Dieu, tout à l’heure. Vous savez ce qu’on dit chez nous : il vaut bien mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints ?
— Je sais, dis-je…
Je soupire…
— Mais ça n’est pas pour vous évangéliser que je suis venu…
— Ah ! non ?
— Non… D’autant que je partage absolument votre point de vue sur la religion…
Du coup il en prend plein les carreaux…
— Comment cela ?
— Écoute, mon gars, je murmure, c’est pas la peine de t’enchetiber, ce serait pas correct en un pareil moment. Je joue franco : je ne suis pas plus curé que toi tu n’es le pape. Mon blaze est San-Antonio et je suis flic. Ton vieux est un pote de mon chef, c’est ce dernier qui a obtenu des English la permission d’envoyer un curé de chez nous pour t’assister. Seulement, au lieu de te dépêcher un représentant du clergé qui t’aurait cassé les pattes avec ses salades, il a trouvé plus judicieux d’envoyer quelqu’un de chez lui…
L’autre paraît méfiant, soudain. Son regard se plisse.
— Drôle d’idée, fait-il enfin…
Nous nous regardons en silence un certain temps.
— J’ai vu ton père, petit… Cette histoire lui en a fichu un sérieux coup dans la pipe… Il m’a chargé de te dire tout son amour…
Ma gorge se serre. Il me semble que j’avale une patte de volaille aux doigts écartés.
Les yeux du fils Rolle s’embuent. Il se lève, croise ses mains et fait craquer ses jointures comme du bois sec. Tout à l’heure, ce seront ses vertèbres qui feront ce petit bruit-là…
— Merci, lâche-t-il enfin.
Il ajoute…
— Vous direz à mon père que… je regrette cette stupide histoire.
— D’accord…
— Vous lui direz aussi que ma dernière pensée…
— Mais oui…
Je savais que c’était un foutu boulot, mais je ne pensais pas que ce serait aussi compliqué, aussi pénible. Ce turf-là, c’est un turf de vrai curé, moi ça me contriste.
— Tu n’as rien à me dire ? je reprends…
Il secoue la tête.
— Non, fait-il, c’est tout…
J’ai une parole malheureuse. Quand je vous dis que le sentiment c’est pas ma partie.
— Profites-en ! Je lâche…
Sous-entendu :
« … pendant que je suis là…
Lui, il comprend autre chose.
— Oui, dit-il, je n’en ai plus pour bien longtemps…
— Ça n’est pas ce que je voulais dire…
Il secoue la tête.
— Je n’ai rien à ajouter…
Je me lève et vais m’adosser au mur, tout près de lui. Je lui pose la paluche sur l’épaule.