Vladimir Mikhanovski
Sa place dans la vie
Il n’est plus possible de savoir qui a eu le premier l’idée d’acheter à frais communs un ticket d’entrée au Labyrinthe et de le tirer au sort.
Ce qui est sûr, c’est que cela s’est produit effectivement sur le port un après-midi, quand, sous les rayons verticaux du soleil, la vie des quais ralentit, les bateaux s’immobilisent, les pavillons ne flottent plus au vent, les grues se figent et les dockers, répartis en petits groupes, se reposent.
Il restait encore une quarantaine de minutes avant la sirène. A l’ombre d’un long entrepôt régnait une relative fraîcheur, et le vin jeune, bu à l’occasion des soixante ans du vieux Léon, faisait agréablement tourner les têtes.
— On nous appelle des épaves, la lie de la grande ville, pérorait Léon, vautré sur une balle de corde de jute. Et alors ? On n’est pas vexés. Il n’y a pas de honte à être un débris d’un vaisseau qui a vaillamment sombré dans la tempête…
Léon jeta un regard circulaire sur les dockers qui l’écoutaient.
— Eh bien, tout le monde n’est pas destiné à se retrouver dans le Labyrinthe pour recevoir sa place dans la vie, soupira Lucinda, faisant étinceler ses yeux de Gitane.
— A chacun son sort, ajouta la jeune femme qui tenait un enfant dans ses bras.
— Le sort n’est rien contre l’argent, corrigea sévèrement le robuste brun assis à côté de Lucinda. Pour acheter un ticket d’entrée au Labyrinthe, nous autres, on devrait payer une dizaine d’années de salaire.
— Et encore, fit désespérément Léon.
— Aucun prix n’est trop fort pour avoir sa place dans la vie, dit, songeur, le jeune homme au visage maigre. Savoir que tu es à ta place, c’est ça, le bonheur.
— Le bonheur…, répéta Lucinda, dégageant doucement sa main que le brun Topesh essayait de lui serrer à la dérobée. Qui peut savoir comment il est, le bonheur ? Où erre-t-il ?
— Le bonheur s’est égaré dans le Labyrinthe…, lança Orth, le garçon au visage maigre.
— Le Labyrinthe est l’institution centrale de l’État, l’interrompit rudement Léon, considérant son poing, gros comme une noix de coco.
— Je ne plaisante pas, rétorqua Orth en haussant les épaules. Et je suis prêt à le répéter : c’est seulement au Labyrinthe qu’on peut trouver son bonheur. Mais on dirait qu’il coûte trop cher, ce bonheur…
— Assurément un peu plus cher que certains poèmes, sourit malicieusement Topesh.
En un éclair, Orth fut sur Topesh. Le costaud parut effrayé. Il recula, mais plusieurs bras stoppèrent Orth.
— Cette fois, je t’aurai, cria Orth, respirant rageusement.
— Calmez-vous, les coqs, dit Léon. De toute façon, il est peu probable que l’un de vous puisse aller dans le Labyrinthe. Nous avons tous le même sort. Qu’avez-vous à partager, les trop verts… !
C’est alors que quelqu’un suggéra :
— Et si, tous ensemble, nous rendions heureux l’un de nous ? On se cotise pour acheter un ticket.
puis on le met à la loterie…
Des exclamations approbatrices fusèrent. La proposition plut à tout le monde.
Aussitôt, le vaste chapeau de Léon circula dans l’assistance.
La nouvelle fit le tour du port à la vitesse du son.
Les gens venaient devant l’entrepôt, chacun apportant sa contribution au bonheur de l’inconnu qui tirerait le lot…
— Faisons le compte, dit Léon en versant solennellement le contenu du chapeau, plein jusqu’aux bords, sur le fond d’un tonnelet fendu renversé, et les dockers qui l’entouraient observèrent en silence les doigts noueux qui formaient des colonnes de pièces de différentes valeurs.
— Ça y est ? questionna Orth quand Léon cessa de remuer les lèvres en comptant.
Léon fit un geste dépité.
— Bande de gueux ! dit-il, se redressant. Après un silence, il ajouta : — J’ai toujours pensé que même si on vidait toutes vos poches…
— Il en manque, Léon ? demanda Lucinda.
Elle ne reçut aucune réponse.
— Comme ça, reprenez, mes amis, ce que chacun a donné, et finissons-en, décida Léon.
— Attendez ! cria Topesh alors que deux ou trois mains se tendaient déjà vers le tonnelet. On voyait sur le visage basané du jeune homme le reflet d’une lutte intérieure acharnée.
— Il en manque beaucoup, Léon ? interrogea Topesh.
— Quarante balles, fiston, dit d’une voix de basse le vieux docker.
— Quarante… Le garçon semblait hésiter. Bon, risquons le coup !
Il arracha furieusement sa ceinture de cuir et fit couler sur le tonnelet des ronds métalliques.
— Voilà. Exactement quarante, fit Topesh.
— Comment peux-tu avoir tant d’argent ? demanda sévèrement Léon, touchant du doigt les pièces.
— J’en mets de côté depuis quatre ans.
— Pour quoi faire ?
— Pour me marier, répondit Topesh, baissant la tête et tripotant sa ceinture désormais vide.
— Le mariage est une bonne chose, approuva Léon. Seulement, pourquoi cette soudaine générosité, mon gars ? Hein ? Tu comptes sur la chance ?
Topesh se taisait.
— Bon, conclut Léon. Espérons que Dieu t’entendra.
Le vieux Léon recompta l’argent, le ramassa dans son chapeau et annonça :
— N’oubliez pas ce jour ! Aujourd’hui, tous ensemble, nous faisons le bonheur d’un homme. Lequel exactement, on va le savoir !
Et, conduite par Léon, la foule, riant et chantant, alla acheter le ticket d’entrée au Labyrinthe.
— Pensez donc, une bagatelle pareille vaut une fortune, dit Topesh, considérant l’étroit rectangle de carton posé sur le fond du tonnelet renversé, recouvert d’un vieux journal.
— Allons-y ! prononça Léon, et il secoua le chapeau.
Maintenant, celui-ci était rempli de bouts de papier enroulés à la hâte. Sur un seul d’entre eux il était écrit en caractères biscornus : « Ticket »…
Les gens venaient prendre dans le chapeau de Léon un tuyau de papier, le déroulaient. Les uns jetaient le bout de papier par terre, après l’avoir froissé, les autres le tournaient et retournaient, d’autres encore fourraient le papier dans la poche et souriaient comme s’ils ne s’attendaient qu’à cela.
Quand vint le tour de Topesh, il devint blanc comme de la craie et, glissant la main dans le chapeau tenu par Léon, ferma un instant les yeux.
Topesh déroula lentement le tuyau… et n’y vit rien ! Il déchira soigneusement le papier et le lança en l’air.
— Il est perdu, ton argent, fiancé ! cria un gamin nu-pieds, mais Topesh ne le gratifia même pas d’une taloche.
Cependant, il y avait toujours moins de papiers dans le chapeau du vieux Léon, tout comme de personnes qui n’avaient pas encore joué leur chance.
Vint le tour d’Orth. Le jeune homme tendit la main et tira avec indifférence le tuyau qui se trouvait sur le haut.
Lucinda lui jeta un regard rapide.
Orth déroula le papier.
— J’ai gagné ! dit-il bien haut.
Sur le visage de Topesh, la confusion fut remplacée par un sourire triomphant. Il n’était pas difficile d’en saisir le sens. Donc, le sort était tombé sur Orth. L’argent de Topesh était perdu, mais en revanche le Labyrinthe engloutirait son rival. Peut-être, Lucinda serait-elle désormais plus bienveillante à son égard ? N’était-ce pas à Lucinda qu’allaient — hélas, sans retour — toutes les pensées de Topesh ?
Quant à Orth… On n’avait pas à s’inquiéter : le destin de cet enfant chéri de la fortune, ce beau causeur, ce bibliophile, était assuré. Le Labyrinthe lui définirait sa place dans la vie. Celle pour laquelle il avait été créé, où il pourrait s’assumer pleinement. Quelle serait cette place ? Cela ne préoccupait nullement Topesh. Pourvu que le Labyrinthe mène Orth le plus loin possible.