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Camille parvient à sourire, balbutie un remerciement. L’interne le fixe étrangement, il a un regard très profond. L’émotion de cet homme, semble-t-il se dire… Comme s’il ne trouvait pas Camille très professionnel, qu’il avait envie de lui redemander sa carte. Mais il préfère puiser dans sa réserve de compassion parce qu’il ajoute :

— Il va falloir du temps pour que tout se remette en place, les hématomes vont se résorber, il va rester des cicatrices ici et là mais Mme… (il cherche le nom sur son dossier) Forestier n’est plus en danger et elle ne souffre pas de lésions irréversibles. Je dirais que le problème principal de cette patiente, ce ne sont déjà plus les soins mais le choc. Nous allons la mettre en observation un jour ou deux. Ensuite… elle pourrait avoir besoin d’aide.

Camille remercie. Il devrait partir, il n’a plus rien à faire ici, mais bien sûr c’est hors de question. Il en est incapable.

Rien d’utile sur le côté droit du bâtiment. En revanche, côté gauche, c’est beaucoup mieux. Une issue de secours. On est tout de suite en terrain de connaissance : la porte est quasiment la même que celle des toilettes du passage Monier. Le genre de porte coupe-feu avec une grosse barre horizontale à l’intérieur, de celles qu’on crochète si facilement de l’extérieur avec une plaque de métal souple qu’on se demande si les ingénieurs ne les ont pas inventées pour les cambrioleurs.

J’écoute, ce qui ne sert à rien, la porte est trop épaisse. Tant pis, un coup d’œil de chaque côté, glisser la plaque entre les deux battants, ouvrir, je tombe sur un couloir. Au bout, un autre couloir, quelques pas très assurés et volontairement bruyants pour le cas où je croiserais quelqu’un, et me voilà… au fond du hall, juste derrière le comptoir d’accueil. À croire que les hôpitaux n’ont pas été conçus pour les tueurs.

À main droite, le plan d’évacuation de l’étage. Le bâtiment est compliqué, fruit de nombreux ajouts, reconstructions, remaniements, un casse-tête pour la sécurité. D’autant que ces plans fixés au mur, personne ne les regarde jamais, il faudrait improviser un jour d’incendie, on aurait des regrets, mais quand on les voit, comme ça, à froid… Surtout dans un hôpital. On a l’impression que même si le personnel est débordé, on est en de bonnes mains alors qu’une bonne connaissance du plan d’évacuation, face à un type résolu et armé d’un Mossberg à canon scié, c’est autrement plus utile.

Peu importe.

Je sors mon portable, je flashe le plan. Tous les étages se ressemblent, à cause des ascenseurs et des colonnes d’eau on est prisonnier d’une certaine configuration.

Retour à la voiture. Réfléchir. Le risque mal calculé, c’est exactement ce qui peut vous faire échouer à quelques centimètres du but.

18 h 45

Dans la chambre d’Anne, Camille n’allume pas, il reste assis sur sa chaise dans la pénombre (dans les hôpitaux, les chaises sont très hautes), il tente de reprendre ses esprits. Tout va terriblement vite.

Anne ronfle. Elle a toujours ronflé un peu, ça dépend de sa position. Quand elle s’en rend compte, elle est confuse. Aujourd’hui, tout est recouvert par les hématomes mais en temps ordinaire, quand elle rougit, c’est très joli, elle a presque une peau de rousse, avec de minuscules taches très claires qui ne se révèlent que dans l’embarras et quelques autres circonstances.

Camille lui dit souvent :

— Tu ne ronfles pas, tu respires fort, ça n’a rien à voir.

Elle rosit en tripotant ses cheveux, pour prendre une contenance.

— Le jour où tu prendras mes défauts pour des défauts, dit-elle en souriant, il sera temps de tirer le rideau.

C’est habituel, de sa part, d’évoquer leur séparation. Elle parle sans distinction des moments où ils sont ensemble et de ceux où ils n’y seront plus comme s’il n’y avait, entre eux, qu’une question de nuance. Camille est rassuré par cette approche. Réflexe de veuf, de dépressif. Il ne sait pas s’il est encore dépressif, mais il reste veuf. Depuis Anne, les choses sont moins nettes, moins formelles. Ils avancent ensemble dans une durée dont ils ne savent rien, discontinue, incertaine et reconductible.

— Camille, je suis désolée…

Anne vient de rouvrir les yeux. Elle articule chaque mot avec volonté. Malgré les labiales lourdes, les dentales chuintantes, la main devant la bouche, Camille comprend tout, tout de suite.

— Mais désolée de quoi, mon cœur ? demande-t-il.

Elle désigne son corps allongé, la chambre, son geste englobe Camille, la chambre d’hôpital, leur vie, le monde.

— Tout ça…

Son regard perdu lui donne cette allure de rescapée qu’on voit chez les victimes d’attentat. Il lui prend la main, ses doigts tombent sur les attelles. Il faut que tu te reposes, il ne peut rien t’arriver, je suis là. Comme si ça changeait quelque chose. Bien qu’il soit bombardé par des sensations très personnelles, les réflexes professionnels remontent. Et la question qui le taraude, c’est tout de même la persévérance avec laquelle le tueur du passage Monier a voulu la tuer. Au point de s’y reprendre à quatre fois. La tension du hold-up, l’engrenage, bien sûr, mais tout de même…

— Là-bas, à la bijouterie, tu as vu ou entendu autre chose ? demande Camille.

Elle n’est pas certaine de bien comprendre la question. Elle articule :

— Autre chose… que quoi ?

Non, rien. Il tente de sourire, ce n’est pas très convaincant, il pose la main sur son bras. La laisser dormir maintenant. Mais le plus vite possible, il faut qu’elle lui parle. Qu’elle raconte tout, dans le détail, il y a peut-être quelque chose qui lui échappe. Savoir quoi, tout est là.

— Camille…

Il se penche.

— Je suis désolée…

— Mais…, répond-il avec gentillesse, arrête avec ça !

Avec ses bandages, ses chairs tuméfiées qui lui noircissent le visage, sa bouche creuse, dans la pénombre de la chambre, Anne est d’une laideur totale. Camille voit le temps défiler. Les hématomes, terriblement gonflés, passent insensiblement du noir au bleu, avec des nuances de violet, du jaunâtre. Il va falloir partir, qu’il le veuille ou non. Ce sont les larmes d’Anne qui lui font le plus de mal. Elles coulent comme d’une fontaine. Même quand elle dort.

Il se lève. Cette fois, il est décidé à partir.

Ici, de toute manière, il ne peut plus rien faire. Il ferme la porte de la chambre avec précaution, comme pour une chambre d’enfant.

18 h 50

La fille de l’accueil a souvent du boulot par-dessus la tête. Quand le rythme est un peu plus calme, elle va s’offrir quelques cigarettes. C’est normal, dans les hôpitaux, on considère le cancer comme un collègue de bureau. Elle croise les bras en fumant tristement.

L’occasion rêvée. Se faufiler le long du bâtiment, ouvrir la porte de secours, un regard pour vérifier que la standardiste n’est pas revenue à son poste, on la voit de dos, là-bas sur le parvis.

Trois pas, allonger le bras, le cahier des admissions. Il suffit de tendre la main.

Ici, les médicaments sont sous clé mais les fiches personnelles des patients restent à portée de main. Quand on est infirmière, on croit que le danger vient des maladies et des médicaments, c’est logique, on ne pense pas aux braqueurs de passage.

Prv : Passage Monier — Paris VIII

Int : SAMU LR-453

Heure d’arrivée : 10 h 44

Nom : Forestier Anne

Chambre : 224