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— Quand j’ai une poule, je l’amène ici.

Une « poule »… Quel con. Un Français n’oserait plus dire un truc pareil, il faut être serbe.

— Une poule…, j’ai dit. Quelle poule ?

En demandant ça, je regardais les lieux, on imagine tout de suite le genre de fille qu’on peut amener ici, d’où elle vient et ce qu’on peut faire avec, du Ravic tout craché.

— Pas une poule, a dit Ravic.

Il était content de passer pour un tombeur. De pouvoir donner des précisions. Ce qu’il fallait comprendre était assez simple : ce crétin des Balkans utilisait un pucier de cet immeuble délabré et squatté pour sauter les grues qu’il avait les moyens de se payer.

Sa vie sexuelle n’a pas dû s’épanouir beaucoup ces derniers temps parce que Ravic n’a pas mis les pieds ici depuis un bail — j’ai assez planqué pour le savoir — et n’a sans doute aucune envie d’y revenir. On ne vient pas dans ce genre d’endroit pour le simple plaisir, poule mise à part, on y vient quand on ne peut pas faire autrement. Et justement, si j’ai un peu de chance et que les flics font convenablement leur boulot, il ne va pas pouvoir faire autrement.

S’ils remuent bien le cocotier, Ravic va hésiter mais il va vite saisir qu’il n’y a plus guère que dans cette planque infâme que personne ne viendra le chercher.

J’ai dévissé le silencieux pour placer le Walther P99 dans la boîte à gants, je peux aller boire quelques cafés mais dans moins d’une demi-heure, je dois être sur le pied de guerre parce que s’il doit revenir ici, le Ravic, je veux être le premier à l’accueillir.

C’est le moins que je lui dois.

On a assis un grand type dans une salle du commissariat, ses papiers disent qu’il est de Bujanovac, Louis vérifie, c’est tout au sud du pays. Dušan Ravic, ou son frère, ou sa sœur ? On n’est pas regardant, tout ce qui nous aidera à le trouver sera le bienvenu, le grand type ne comprend même pas ce qu’on lui demande, on s’en fout, un flic lui colle un pain dans la gueule. Dušan Ravic ? Il comprend mieux cette fois mais il fait signe qu’il ne connaît pas, on lui en recolle un second, Camille dit : laissez tomber, il ne sait rien. Quinze minutes plus tard, elles sont trois, dont deux sœurs, c’est d’une tristesse, elles n’ont pas dix-sept ans, pas de papiers, elles font des pipes porte de la Chapelle, sans capote si on paie le double, elles sont maigres, juste la peau sur les os. Dušan Ravic ? Elles répondent qu’elles ne connaissent pas, pas grave, décide Camille, il leur explique, on va les garder le maximum de temps autorisé par la loi, elles pincent les lèvres, elles savent que leurs macs vont leur foutre une trempe proportionnelle à la durée de leur arrestation, on n’aime pas perdre de l’argent, le capital est fait pour circuler, pour arpenter le bitume, elles se mettent à trembler. Dušan Ravic ? Elles font de nouveau signe que non, elles suivent le mouvement jusqu’au car de police… Dans leur dos, Camille fait discrètement signe au collègue, relâche-les.

Dans les commissariats, on entend des vociférations dans les couloirs, des plaintes, ceux qui parlent un peu le français menacent d’appeler le consulat, l’ambassade, tu parles si on s’en fout. Peuvent bien appeler le pape s’il est serbe.

Louis, toujours le téléphone à l’oreille, distribue les consignes, informe Verhœven, fait déplacer les équipes. Sa cartographie mentale allume des clignotants, surtout vers le nord, le nord-est. Louis centralise, renseigne, dispatche. Camille remonte en voiture. Pas de trace de Ravic. Pas encore.

Les filles, elles sont toutes maigres ? Non, pas vraiment. Dans un immeuble en démolition du XIe arrondissement, celle-ci est même énorme, la trentaine, les mômes pleurent, ils sont au moins huit, le père, en maillot de corps, mince comme un haricot, pas grand mais il regarde quand même Camille de haut, il porte une moustache, ils ont tous une moustache, il va chercher ses papiers dans un tiroir de la commode, tout le monde vient de Prokuplje, au téléphone Louis dit que ça se trouve au centre du pays. Dušan Ravic ? L’homme ne dit rien, il cherche, non, vraiment, on l’embarque, les mômes s’accrochent à ses basques, le mélodrame est un peu leur métier, dans une heure ils seront dans la rue, ils font la manche entre l’église Saint-Martin et la rue Blavière avec un carton écrit au feutre et des fautes d’orthographe.

Et les joueurs de cartes, côté information, on trouve difficilement mieux. Ils passent leurs journées à jacter pendant que les femmes triment, les plus jeunes tapinent, les autres gardent les enfants. Camille débarque avec trois gars, ils jettent leurs cartes sur la table, geste de lassitude, c’est la quatrième fois en un mois qu’on les dérange, mais cette fois il y a le nain, serré dans son manteau, son chapeau sur la tête, il regarde les joueurs un à un dans les yeux, ça vous vrille la rétine, l’air sauvage et résolu, on dirait qu’il cherche pour lui. Ravic ? Oui, on connaît mais vaguement, on se regarde, toi tu l’as vu ? Non, petites moues de désolation, on voudrait bien aider, c’est ça, dit Camille, il prend le plus jeune à part, un type tout en longueur, on dirait qu’il a justement choisi le plus grand et c’est exactement le cas parce qu’il suffit qu’il tende le bras pour lui attraper les couilles, il regarde ailleurs pendant que le grand type se plie sur ses genoux en hurlant. Ravic ? Celui-là, s’il ne dit rien c’est qu’il ne sait rien. Ou que ses couilles ne fonctionnent plus, risque un collègue. On se marre. Camille non, il quitte l’établissement, on embarque tout le monde.

Une heure plus tard, les flics baissent la tête en descendant l’escalier, le plafond est très bas pour accéder à la cave, grande comme un entrepôt mais pas plus d’un mètre soixante de hauteur, vingt-quatre machines à coudre, vingt-quatre irréguliers. Il doit faire trente degrés là-dedans, ils travaillent tous torse nu, aucun n’a plus de vingt ans. Dans les cartons sont empilés des centaines de polos estampillés Lacoste, le patron veut expliquer, on lui coupe la parole. Dušan Ravic ? Cet artisanat local est toléré, on ferme les yeux parce que le patron donne beaucoup de renseignements, cette fois, il plisse les yeux, fait mine de chercher, attendez, attendez, un flic dit qu’il vaudrait mieux appeler le commandant Verhœven.

Le temps que Camille arrive les flics ont renversé tous les cartons, saisi les rares papiers, on épelle, pour Louis, les noms de famille, les jeunes ouvriers se collent contre le mur comme pour se fondre dans la pierre. Vingt minutes après la descente de police, une telle chaleur là-dedans, on les a fait remonter, ils sont maintenant alignés dans la rue, fatalistes ou terrorisés.

Camille est là quelques minutes plus tard. Il est le seul qui n’a pas besoin de baisser la tête pour descendre l’escalier. Le patron est de Zrenjanin, tout au nord, pas loin d’Elemir, la ville de Ravic. Ravic ? Connais pas, dit-il. T’es sûr ? demande Camille.

On sent que ça le démange.

16 h 15

Je ne me suis pas éloigné bien longtemps, trop peur de manquer l’arrivée de mon ami. J’ai aussi trop l’habitude des planques pour faire l’erreur de fumer ou d’ouvrir la fenêtre pour aérer l’habitacle, mais si le gros Ravic doit se réfugier ici, il ferait mieux de rappliquer rapidement parce que son vieux copain va crever de fatigue.

Les flics sont en train de remuer ciel et terre, ça ne devrait pas tarder à le ramener dans les parages.

Et voilà-t-y pas qu’à peine son nom évoqué, qu’est-ce qu’on voit se dessiner à l’angle de la rue ? La silhouette de mon ami Dušan, reconnaissable entre toutes, large comme une cheminée, pas de cou et les pieds à dix heures dix, comme les clowns.