Je suis garé à une trentaine de mètres de l’entrée, à une cinquantaine de l’endroit où il vient de déboucher. Je peux le détailler tandis qu’il marche, légèrement courbé. Je ne sais pas s’il y a une poule au poulailler mais le coq, lui, fait grise mine.
Rien d’héroïque.
Vu ses vêtements (il porte un duffle-coat qui a bien dix ans) et ses chaussures éculées, il ne faut pas être devin pour comprendre qu’il n’a pas un rond.
Et c’est très mauvais signe.
Parce que normalement, avec le butin du braquage de janvier, il a eu les moyens de se rhabiller de neuf. Avec un paquet de pognon, je le vois bien du genre à acheter des costards métallisés, des chemises hawaïennes et des pompes en lézard. Le retrouver en clodo est très inquiétant.
Pour se planquer après le meurtre et les quatre braquages, il en est réduit aux expédients. Dont sa poule était l’un des plus criants. Pour être contraint de se réfugier ici, il faut carrément être au bout du rouleau.
C’est que, selon toute vraisemblance, il s’est fait doubler lui aussi. Tout comme moi. C’était assez prévisible mais c’est assez démoralisant. Je vais devoir faire avec.
Sans hésitation, Ravic pousse la porte en contreplaqué qui rebondit violemment, ce n’est pas un délicat, Dušan, il est même impulsif.
C’est d’ailleurs à cause de sa fougue qu’on en est là, s’il n’avait pas tiré deux balles de 9 mm dans la poitrine du joaillier en janvier dernier…
Je sors discrètement, j’arrive à l’entrée quelques secondes après lui, j’entends ses pas lourds, quelque part sur la droite. Il n’y a plus de plafonnier, le couloir est vaguement éclairé par taches à la hauteur des appartements dont la porte ne ferme plus. Je monte à sa suite, sur la pointe des pieds, un étage, deux, trois, terrible ce que ça pue dans cet endroit, l’urine, le hamburger, le shit. Je l’entends qui frappe, je reste sur le palier du dessous. Je me doutais bien qu’il y aurait du monde, le contact ne va pas en être simplifié, tout dépend combien ils sont.
Au-dessus de moi, une porte s’ouvre, se referme, je monte, elle est équipée d’une vraie serrure mais d’un modèle ancien, qui se crochète facilement. Avant, je colle l’oreille et je perçois la voix de Ravic, rauque à force de tabac, ça me fait drôle de l’entendre de nouveau. Il en a fallu des efforts pour le trouver, le faire sortir de sa tanière.
Ravic, en revanche, n’a pas l’air content. Dans la pièce, il y a du remue-ménage. Et enfin une voix de fille, jeune, elle parle doucement, l’air de se plaindre mais pas fort, de geindre plutôt.
Je guette, de nouveau la voix de Ravic, j’aimerais être certain qu’ils ne sont que deux, je reste ainsi de longues minutes, à n’entendre d’abord que mon cœur qui cogne, selon moi il n’y en a que deux, bon, j’enfile mon bonnet, je ramène bien les cheveux dessous, j’enfile une paire de gants en caoutchouc, je sors le Walther, j’arme, je le prends dans la main gauche le temps de crocheter la porte et quand je perçois le bruit significatif du pêne qui glisse, je reprends le pistolet dans la bonne main, je pousse la porte, je les vois tous les deux de dos, penchés sur je ne sais quoi, quand ils décèlent une présence derrière eux, ils se relèvent brusquement, se retournent, la fille doit avoir dans les vingt-cinq ans, laide, brune.
Et morte. Parce que je lui colle aussitôt une balle au milieu du front. Elle arrondit les yeux, l’air scandalisé, comme si on lui proposait un prix très au-dessous de son tarif ou qu’elle venait de voir entrer le Père Noël en caleçon.
Le gros Ravic, lui, fourre précipitamment sa main dans sa poche, à lui je lui colle une balle dans la cheville gauche, d’abord il saute en l’air, danse d’un pied sur l’autre comme s’il se tenait sur un plancher incandescent puis il s’effondre en retenant un hurlement.
Maintenant qu’on a fêté les retrouvailles, on va pouvoir discuter.
L’appartement n’est composé que d’une seule pièce, assez vaste somme toute, avec un coin cuisine, une salle de bain, mais tout a l’air déglingué et, surtout, ce que ça peut être sale là-dedans.
— Dis donc, mon gros, elle n’était pas soigneuse ta poule.
Au premier coup d’œil j’ai remarqué la petite table sur laquelle gisent seringues, cuillères, papier aluminium… J’espère que tout le pognon de Ravic n’est pas passé dans l’héroïne.
À réception de la balle de 9 mm, la fille s’est écroulée sur le matelas qui est posé directement sur le sol. Elle exhibe des bras maigres piquetés aux veines. Je n’ai eu qu’à lui soulever les jambes pour qu’elle se retrouve allongée sur un beau lit de mort. Le bordel des vêtements et des couvertures en dessous d’elle, ça fait comme du patchwork, c’est très original. Elle a gardé les yeux ouverts mais son air scandalisé de tout à l’heure est devenu plus serein, elle semble en avoir pris son parti.
Ravic, lui, continue de hurler. Il est assis par terre, sur une seule fesse, la jambe allongée, les bras tendus vers sa cheville en compote qui pisse le sang et il gueule des « Ah putain, ah putain… ». Le bruit, ici, tout le monde s’en fout, il y a des télés partout, des couples qui s’engueulent, des mômes qui hurlent et certainement des mecs qui jouent de la batterie à trois heures du matin quand ils sont défoncés comme des terrains de manœuvre… Mais quand même, ne serait-ce que pour discuter, il vaut mieux que mon Serbe préféré se concentre un peu.
Je lui colle un coup de crosse du Walther en pleine gueule, histoire d’attirer son attention sur la conversation, il est un peu calmé, il se tient la jambe mais en retenant ses cris, il geint la bouche fermée. Il est en progrès. Pour autant, je ne suis pas certain que je puisse compter sur lui, sur sa délicatesse, ce n’est déjà pas un garçon bien réservé au naturel, il serait plutôt du genre à bramer. Je roule en boule un tee-shirt qui traîne là et je le lui enfonce dans la bouche. Et pour avoir vraiment la paix, je lui attache une main dans le dos. Avec l’autre, il tente toujours d’attraper sa cheville qui dégouline de sang, il a les bras trop courts, il replie sa jambe sous lui, se contorsionne, il souffre vraiment beaucoup, la cheville, on ne dirait pas mais c’est très sensible, plein de petits os dans tous les sens, déjà, en soi, c’est assez fragile, vous vous tordez le pied sur une marche vous souffrez tout de suite le martyre mais explosée au 9 mm, quand elle n’est plus rattachée à la jambe que par quelques ligaments, un petit bout de muscle et une purée d’os écrasés, c’est carrément atroce. Et très handicapant. D’ailleurs quand je shoote dans ce qui reste de la cheville, je vois bien qu’il en bave, que ça n’est pas du chiqué.
— Dis donc, heureusement qu’elle est morte ta poule parce que ça lui ferait une drôle de peine de te voir dans cet état.
Mais Ravic, allez savoir pourquoi, peut-être qu’il n’y tenait pas tant que ça à sa poule, il n’a pas l’air de se soucier d’elle. On dirait qu’il ne pense qu’à lui. L’atmosphère devient difficilement respirable, l’odeur du sang, l’odeur de poudre, je vais entrouvrir la fenêtre. J’espère qu’il ne paye pas cher, la vue donne sur un mur.
Je reviens, me penche sur lui, il est en nage, le Serbe, forcément, il ne peut pas rester en place, il se tortille dans tous les sens, il presse sa main libre sur sa jambe. Il saigne du crâne. Malgré le bâillon, il parvient à baver aux commissures des lèvres. Je le saisis par les cheveux, seule manière d’attirer son attention.
— Écoute-moi bien, mon gros, je ne vais pas passer la nuit ici. Je vais te donner l’occasion de t’exprimer et je te conseille de te montrer coopératif, à cette heure-ci, je ne suis pas d’un naturel patient. Il y a deux jours que je n’ai pas dormi et si tu as de l’affection pour moi, tu vas répondre à mes questions rapidement et comme ça tout le monde va tranquillement au lit, ta poule, toi, moi, tout le monde, OK ?