— Mais quelle importance cela a-t-il ? C’était bien lui, n’est-ce pas ?
— Como no ! fit le Bolivien avec véhémence. C’était lui ! Je pourrais le jurer sur la tête de ma mère.
— Alors tout est bien, conclut Malko. Hasta luego.
Il se dégagea et reprit sa descente, avide de retrouver un peu d’air pur. Le petit journaliste se pencha par-dessus la rampe et cria encore :
— C’était lui, c’était bien le Señor Klaus…
Malko et Lucrezia se retrouvèrent sur le trottoir en face de la statue équestre de Simon Bolivar. Une foule dense déambulait sur le Prado. Son nom officiel était : avenue du 16 Juillet. Mais comme elle changeait de date à chaque révolution, les Boliviens jugeaient plus simple de l’appeler Prado. Sans arrêt, des « Trufi » – Taxis collectifs – s’arrêtaient et redémarraient. Les buildings récents alternaient avec de vieilles maisons coloniales, des immeubles inachevés, des boutiques minables. Beaucoup de filles, habillées très court, dévisagées avec avidité par les chulos en bonnet phrygien de laine multicolore.
Malko sentait grandir son malaise. Pourquoi le petit journaliste de Presencia avait-il tellement peur ? Lucrezia se mirait dans ses yeux dorés. Elle semblait avoir totalement oublié Jack Cambell. Malko n’aurait jamais cru qu’un gringo puisse établir un contact personnel aussi facilement avec une Bolivienne. Dans le taxi, Lucrezia avait laissé sa jambe contre la sienne sans aucune gêne. Et toute son attitude disait qu’il lui plaisait. Mais pour l’instant, il avait d’autres soucis :
— Je voudrais en savoir plus sur la mort de cet Allemand, dit-il. Qui pourrait nous aider ?
Lucrezia réfléchit.
— Josepha, peut-être… Elle sait tout.
— Qui est Josepha ?
— Une Indienne, une chula très riche qui dit la bonne aventure. Elle habite près de l’église San Francisco, pas loin d’ici. Elle est au courant de tout. Personne ne fait une révolution sans venir la consulter.
En Bolivie, c’était une sérieuse référence.
Ils remontèrent le Prado à pied passant devant l’immeuble gris enjolivé de colonnades de la Comibol[6].
— C’est ici que commencent toutes les révolutions, expliqua Lucrezia. Le seul endroit où il y a beaucoup d’argent à La Paz. C’est la mamadera[7] que se repassent tous les gouvernements.
En face, au coin de l’avenue Camacho, se trouvait l’Université. Élargi, le Prado grimpait de plus en plus.
Dès qu’il accélérait le pas, Malko avait l’impression que son cœur allait sauter hors de sa poitrine. Horriblement humilié, il dut demander à Lucrezia de marcher moins vite. La jeune Bolivienne trottait comme un lama.
— Il va falloir économiser tes forces, remarqua-t-elle ironiquement.
Autour d’eux, les chulas, melon noir et bébé dans le dos, pullulaient. Ils tournèrent à gauche dans la calle Sagamaga, une rue étroite et animée, raide comme une échelle, qui longeait l’église San Francisco. Là commençait le quartier des voleurs et du marché noir. On y trouvait tout ce qui manquait dans les boutiques de La Paz. Sans cesse, il fallait enjamber les éventaires étalés sur le trottoir. Dans une cour crasseuse, Malko aperçut un coiffeur en train de raser en plein air. Lucrezia le poussa dans une petite boutique sombre. À l’entrée, Malko tomba en arrêt devant un empilement de choses étranges.
— Qu’est-ce que c’est ?
Lucrezia sourit :
— Des fœtus de lama. Les gens sont superstitieux : ils ne construisent pas une maison sans en enterrer un dans les fondations…
Mafflue, lippue, velue et bienveillante, Josepha dévisageait Malko avec la curiosité d’un entomologiste devant son premier lépidoptère. Assise dans un coin d’angle de sa boutique, on ne voyait d’elle qu’une énorme masse graisseuse dissimulée sous plusieurs épaisseurs de jupes et une face ronde, parfaitement dénuée d’expression. Seuls, les yeux vifs et noirs, pétillaient de vie et d’intelligence. Autour d’elle, les colifichets pour touristes se mélangeaient aux bocaux contenant des poudres mystérieuses, aux statues en bois sculpté. Lucrezia avait commencé à bavarder avec la grosse Indienne dans un dialecte incompréhensible pour Malko : de l’aimara. Il tira la jeune Bolivienne par la manche :
— Demandez-lui ce qu’elle sait de Klaus Heinkel.
La jeune Bolivienne traduisit, écouta la réponse de Josepha, éclata de rire, et rougit.
— Elle dit qu’il se débrouillait bien parce qu’il avait trouvé une bien jolie femme… Celle d’un autre.
— Qui ?
— La femme d’un industriel, Monica Izquierdo. Elle a quitté son mari pour suivre l’Allemand.
Donc, si Klaus Heinkel était mort, cette épouse infidèle avait dû regagner le domicile conjugal…
— Où habite-t-il ? demanda Malko.
Lucrezia fit l’interprète et traduisit :
— À Florida. Une grande villa blanche, avenida Arequipa, en face du tennis-club.
— Elle croit qu’il est mort ?
— Elle dit qu’on le dit. Pourquoi ne le croirait-elle pas ?
Malko enregistra mentalement l’adresse. La grosse Josepha sortit une cigarette de ses hardes, l’alluma et la ficha dans les lèvres de bois d’une statue placée derrière elle. Comme par miracle, la cigarette continua à se fumer toute seule.
Josepha l’observa longuement, puis dit quelque chose à Lucrezia. Celle-ci traduisit :
— C’est le Dieu de la chance. Elle dit que tu es en péril. La cendre n’est pas blanche…
Malko remercia et tira discrètement Lucrezia hors de la boutique. Ils redescendirent ensemble la rue escarpée.
— Allons chez cet Izquierdo, proposa Malko. Ensuite, je t’invite à dîner.
— Je dois passer chez moi, dit Lucrezia. Mon père est cardiaque et il s’inquiète quand il n’a pas de mes nouvelles. Si tu veux, je te retrouve dans une heure, au café La Paz, avenue Camacho, juste en face de ton hôtel. C’est là qu’on prépare toutes les révolutions.
Avant l’Université, Lucrezia quitta Malko et s’engagea dans une rue montant vers la vieille ville, tandis que Malko continuait tout droit. Alors qu’il demandait sa clef, une voix désagréable le fit sursauter.
— Où diable étiez-vous passé ?
Il se retourna pour se trouver nez à nez avec Jack Cambell, violet de rage, dressé sur ses ergots, son horrible pantalon vert découvrant ses chevilles.
Malko sourit. Angélique.
— J’étais allé rendre un dernier hommage à ce malheureux Klaus Heinkel.
L’Américain fixa attentivement Malko, hésitant sur la réplique. Devant son sérieux, il explosa :
— Mais qu’est-ce que vous avez été foutre là-bas, nom de Dieu ?
Malko le regarda avec une froideur distante. La fureur de l’homme de la C.I.A. était éminemment révélatrice.
— Je suis dans ce pays à cause d’un certain Klaus Heinkel et je suis consciencieux.
— Mais il est mort, bon sang ! On a vu son cadavre.
Jack Cambell avait crié si fort que plusieurs personnes se retournèrent. Malko entraîna l’Américain vers une table basse. Puis il lui asséna d’une voix posée :
— Justement, je n’en suis pas absolument certain…
— Vous êtes fou ou quoi ? grommela l’Américain. Moi je vous dis qu’il est mort. Que cette histoire est terminée.
— Vous avez vu son corps ? demanda paisiblement Malko.
— Vous n’avez pas lu Presencia, rétorqua hargneusement Jack Cambell.