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— Le journaliste non plus ne l’a pas vu… Je l’ai interrogé. Pourquoi tenez-vous à ce que Klaus Heinkel soit mort ?

Jack Cambell eut un léger trismus. Ses yeux avaient repris leur froideur. Il dit plus calmement :

— Je me fous que ce type soit mort ou vivant. Après tout, si vous croyez aux fantômes, c’est votre affaire… Pour moi, il est mort et je vais rédiger mon rapport dans ce sens… (Soudain, il fronça les sourcils.) C’est cette petite salope de Lucrezia qui vous a mené là-bas ?

— C’est plutôt moi qui l’ai emmenée.

— Vous pourrez lui dire que ce n’est pas la peine qu’elle se présente au bureau demain matin. Je lui enverrai son chèque.

Il se leva, et sans dire au revoir à Malko, sortit, bousculant deux paisibles Boliviens sur son passage.

Malko se demanda quelle part son amour-propre blessé jouait dans sa fureur. À cause de lui, Lucrezia commençait à avoir des ennuis.

* * *

La mini était encore « in » à La Paz. La robe noire de Lucrezia découvrait les trois-cinquièmes de ses longues cuisses pleines. Elle avait ôté sa perruque, libérant ses vrais cheveux qui descendaient en cascade sur ses épaules. Très maquillée, elle paraissait plus que ses vingt-cinq ans. Les bancs de bois sombre du café la Paz croulaient sous les conspirateurs, affairés à préparer la prochaine révolution. Seule à sa table, Lucrezia attirait des regards dont l’incandescence ne devait rien aux idées progressistes. Malko s’inclina, sincèrement admiratif.

— Tu es superbe.

La jeune Bolivienne eut un sourire carnassier, le buste cambré.

— Les autres aussi me trouvent belle. Regarde les trois là-bas. Ils n’arrêtent pas de regarder mes jambes… Si tu étais Bolivien, tu aurais déjà dû les menacer de mort. Sinon, tu ne serais pas macho…

— Cela engage beaucoup d’être macho ?

Les beaux yeux de Lucrezia flamboyèrent.

— Si l’homme avec qui je suis laisse d’autres hommes me regarder, je le quitte ; s’il accepte qu’un autre me prenne, je le tue.

Les rapports sociaux étaient grandement simplifiés en Bolivie. Malko contempla à son tour les longues jambes et se dit que le bout du monde avait des compensations. Mais pas immédiates, hélas…

— Si nous allions voir le señor Izquierdo ?

Lucrezia prit son sac. Elle gagna la sortie, ondulant sciemment des hanches avec provocation, faisant avorter au moins une demi-douzaine de révolutions.

* * *

La grille de la villa s’ouvrit et Malko ne discerna d’abord personne dans l’obscurité. Baissant les yeux, il aperçut un homme minuscule, avec des cheveux argentés, le visage levé vers lui. On aurait dit une petite momie, bien que les yeux très noirs soient bien vivants. Malko reconnut instantanément le petit homme qu’il avait aperçu à l’église, à l’écart.

Il ne devait pas mesurer plus de 1 m 55. C’était visiblement un chulo, un Indien de l’Altiplano, métissé d’espagnol, ayant largement dépassé la cinquantaine.

— Le Señor Pedro Izquierdo ? demanda Malko.

— C’est moi.

Par-dessus l’épaule de Malko, il jeta un coup d’œil avide à Lucrezia, puis son regard s’éteignit aussitôt. Déçu.

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Tout à coup, il semblait effrayé. Au fond du jardin, la grande villa était sombre, sauf deux fenêtres. C’était étonnant, que la nuit, dans ce quartier désert, il soit venu ouvrir lui-même.

— Je voudrais vous parler, dit Malko.

— À quel sujet ?

— Votre femme.

— Partez !

De toutes ses forces, le chulo tenta de refermer la grille, littéralement écumant de rage. Lucrezia intervint soudain, en aimara. Elle parlait à toute vitesse, d’un ton apaisant. Peu à peu, Pedro Izquierdo cessa de repousser la grille. Le visage fermé, il s’effaça pour laisser entrer ses visiteurs. Ses yeux étaient rouges, son regard flou et il titubait. Ivre mort. Ils traversèrent le jardin, et entrèrent dans la villa. Le living-room était somptueux, avec de profonds canapés, des tables disparaissant sous les pièces d’argenterie, un piano à queue, des tableaux modernes plein les murs. Dans ce faste, le señor Izquierdo disparaissait. Il se laissa avaler par un fauteuil et désigna une table chargée de bouteilles.

— Servez-vous.

Malko se retint d’ouvrir l’unique bouteille de Moët et Chandon. Il se servit un J & B avec beaucoup de Perrier et Lucrezia un Pepsi-cola. Indiscrètement, il examina une photo posée sur le piano à queue : une superbe jeune femme très brune, avec le profil de Raquel Welsh, moulée par une robe noire très stricte. À côté d’elle, Pedro Izquierdo avait l’air d’un nain.

— C’est votre femme ? demanda Malko.

Un éclair de fierté brilla dans les yeux du chulo, aussitôt éteint.

— Si, Señor. Monica.

— Elle n’est pas là ce soir ?

L’Indien regarda Lucrezia avec une expression misérable.

— Elle m’a quitté.

Enfoncé dans le fauteuil trop grand pour lui, il était pitoyable et un peu ridicule, semblable aux masques d’argent anciens que l’on trouve encore en Bolivie, représentant le visage stylisé d’un Indien de l’Altiplano, avec de grosses lèvres et un nez agressivement camus. Le vieil homme prit une bouteille de vin chilien à côté de lui et s’en versa un plein verre. Ne s’occupant plus de ses hôtes. Même coupé de Vichy ou de Contrexeville, il devait encore faire 14°…

— Lorsque Klaus Heinkel est mort, votre femme n’est pas revenue ? demanda Malko.

Pedro Izquierdo bondit, comme piqué par une mygale, éructant des phrases hachées et furieuses en aimara. Lucrezia traduisit avec une ombre de sourire :

— Il croira qu’il est mort quand il verra ses testicules pendus sur ce mur. D’après lui il est vivant. Sinon sa femme serait revenue.

Le Bolivien fixait Malko d’un air furibond, comme si ce dernier avait été responsable de l’inconduite de son épouse.

— Pourquoi étiez-vous à l’église ? demanda-t-il.

Pedro Izquierdo sembla encore rapetisser.

— J’espérais la voir, murmura-t-il, cette fois en espagnol, lui dire que je lui pardonnais. S’il était vraiment mort, elle aurait été là à le pleurer.

Un carillon lui coupa la parole. Il sauta de son fauteuil et traversa la pièce. Malko l’entendit ouvrir la grille. Voilà pourquoi il leur avait ouvert si facilement. Il attendait quelqu’un.

Et si c’était sa femme, la pulpeuse et infidèle Monica ? Le cœur battant, il fixa la porte.

Une apparition inattendue s’y encadra. Une fille très jeune, maquillée outrageusement, avec des lèvres rouge taureau, une micro-jupe découvrant des jambes épaisses gainées de noir, un pull trop petit de trois tailles qui moulait une poitrine prête à éclater. Le regard effronté se posa sur Malko et Lucrezia sans ciller. La fille s’assit en face de Malko, croisa les jambes très haut, alluma une cigarette et planta ses yeux dans ceux de Malko. D’une voix mal assurée, Pedro Izquierdo annonça :

— C’est Carmen. Elle vient parfois me tenir compagnie.

Carmen dit quelque chose en aimara, d’une voix revêche. Izquierdo secoua la tête et Lucrezia esquissa un sourire. Toujours en aimara, elle parla pendant plusieurs minutes à la fille, puis traduisit pour Malko :

— C’est une petite putain qui travaille dans un strip-tease pour chulos. Elle a quatorze ans. Izquierdo a recours à ses services de temps en temps, mais c’est la première fois qu’elle vient ici. Il a dû donner congé à son personnel. Elle réclamait un supplément à cause de vous…