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Elle l’embrassa rapidement et partit. Malko regarda les longues jambes gainées de noir avec une certaine nostalgie.

Il n’avait pas pensé terminer la soirée ainsi. Mais qui avait voulu le tuer ?

Chapitre VI

À travers le tissu léger de sa veste, Malko tâta l’enveloppe dans sa poche intérieure. Il ne voulait pas prendre le risque de laisser les empreintes de Klaus Heinkel à l’hôtel. L’attentat de la veille était là pour prouver que sa présence en Bolivie ne faisait pas l’unanimité. Cette fois, son pistolet extra-plat était glissé dans sa ceinture, sur sa hanche droite, une balle dans le canon. Il regarda sa montre. Une heure trente. Pedro Izquierdo était en retard.

Une fumée grasse et nauséabonde empuantissait la salle du Daïquiri, montant des braseros installés à chaque table pour la sempiternelle apparillada, spécialité bolivienne, faite de viande grillée avec des saucisses, des rognons et divers autres morceaux peu ragoûtants. Ce qui ne semblait pas incommoder les nombreux clients. Beaucoup d’Allemands. En plein Prado, le Daïquiri, en dépit de ses couleurs criardes et de son manque de confort, concurrençait le Club Allemand. Le patron avait bien fait un effort de décoration avec des claies vertes et un bar avec des pyramides de fruits et une fontaine ; tout se noyait dans le graillon. À l’entrée, un groupe de vieux Allemands couperosés et grognons inspectaient tous les nouveaux arrivants. Des filles très maquillées à une table voisine fixaient Malko effrontément depuis son arrivée, tout en bavardant avec animation entre elles.

La cote du gringo blond était en hausse.

C’était étrange que le señor Izquierdo se fasse attendre. Lucrezia se reposait de la bagarre de la veille. Malko avait téléphoné à l’ambassade U.S. sans parvenir à joindre Jack Cambell. De son propre chef, il avait envoyé un câble à la Company, informant que son séjour en Bolivie se prolongeait.

Sans plus de détails.

La silhouette minuscule de Pedro Izquierdo apparut soudain. Il rejoignit Malko à la table et s’assit en face de lui.

— Je ne sais encore rien, fit-il de but en blanc. Demain.

— Pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici, demanda Malko. C’est infâme.

Le Bolivien eut un sourire douloureux.

— C’est là qu’il retrouvait Monica, dit-il. Je les ai surpris ensemble un jour, la main dans la main. Son bureau était en face, au 1616.

Malko se retourna et, à travers la vitre sale, aperçut un des rares immeubles modernes de l’avenue du 16 Juillet ou plutôt du Prado. Au 11e étage, il y avait un restaurant panoramique, le Las Vegas.

Pedro Izquierdo chuchota :

— Demain, rejoignez-moi à trois heures, au Motel Turist, calle Presbytero Medina. Je saurai où il est.

Il se leva et partit comme il était venu.

Malko but un café infâme et demanda l’addition. Les « Trufi », les taxis collectifs à itinéraire fixe de La Paz, défilaient en rangs serrés sur le Padro. Malko eut soudain une inspiration. Il arrêta une Chevrolet presque aussi vieille que lui :

— Maestro[8], au cimetière allemand.

Il voulait de ses yeux voir la tombe de Klaus Heinkel.

* * *

— Ach, quel dommage de mourir si jeune, larmoya le vieux gardien. Et avec tant d’amis.

Pour des amis, Klaus Heinkel en avait eu. Sa tombe disparaissait sous les gerbes de fleurs. Située dans la dernière rangée du petit cimetière allemand, sur les hauteurs du quartier de Copacabana, ce n’était encore qu’un monticule de terre fraîche avec une croix de marbre et une inscription très simple.

Klaus MULLER – 25 octobre 1913 – 11 mars 1972.

Malko se tourna vers le vieux bavarois qui gardait le cimetière. Un incroyable bonhomme édenté, en Bolivie depuis quarante-six ans et qui en avait oublié sa langue natale ! Larmoyant et marmonnant, il avait ouvert la grille fermée d’un cadenas, dès que Malko lui avait parlé allemand.

— Vous le connaissiez ?

Le vieux secoua la tête.

— Non, non. Mais je ne connais personne… Ce sont des jeunes, tous ceux-là…

— Vous avez vu le cercueil ?

Le vieux se fit répéter deux fois la question, puis éclata d’un rire sénile.

— Bien sûr, bien sûr, je n’avais pas bu de chicha.[9] Un beau cercueil avec des poignées en argent. Je voudrais bien en avoir un comme cela quand ce sera mon tour…

Malko revint vers la sortie du cimetière. Klaus Heinkel semblait bien avoir terminé sa carrière au milieu des trois cents Allemands de La Paz morts en Bolivie…

Le vieux le rattrapa au bout de l’allée, tenant une touffe de plantes à la main.

— Vous ne voulez pas m’acheter un peu de rhubarbe ? C’est bon pour le ventre… Dix pesos. Je la fait pousser entre les tombes, c’est de la bonne terre.

Malko déclina poliment la rhubarbe nécrophage. En sortant du cimetière, il passa devant un monument de pierre grise, très sobre, surmonté d’une croix-de-fer, avec, gravée, l’inscription :

UNSERE GEFALLEN 1939–45[10]

Inattendu dans ce cimetière du bout du monde.

* * *

Le Canitilla[11] qui vendait Ultima Hora le mit sous le nez de Malko avec une telle insistance qu’il se laissa faire.

À la terrasse du Copacabana – la seule de tout La Paz – il buvait une énorme chope de Heineken en attendant Lucrezia. Harcelé par les petits cireurs qui juraient de rendre ses chaussures neuves pour un peso, et les mendiantes chulas pieds nus.

Il déplia le journal pour tuer le temps. Le plus clair de la surface imprimée était consacrée aux discours d’autosatisfaction du nouveau gouvernement, et aux dithyrambes de quelques thuriféraires de service.

Un nom lui sauta aux yeux immédiatement, sous une photo. En première page : Esteban Barriga.

Il parcourut avidement l’article. On avait trouvé, dans la nuit, le journaliste Esteban Barriga pendu à la crémone de la fenêtre de son bureau. Ses amis disaient qu’il avait été déprimé ces derniers temps. À voir le placard où il travaillait il y avait de quoi. Mais pas au point de se suicider. Surtout quelques heures après la visite de Malko.

Il allait replier le journal quand la voix douce de Lucrezia demanda :

— Je te plais ?

Il leva les yeux : la jeune Bolivienne était tout en noir. Du chapeau aux bottes, en passant par la jupe longue fendue très haut devant. Il ne manquait que le cheval et les éperons. Devant l’expression de Malko, elle se rembrunit.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Sans mot dire, il tendit le journal.

Elle pâlit.

— Ils l’ont tué ?

C’est exactement ce que pensait Malko. Il revit le petit journaliste terrorisé et verdâtre, le tirant par la manche. Il n’avait rien dit, mais Esteban Barriga était mort tout de même. Certains veillaient avec une sollicitude touchante sur le dernier sommeil de Klaus Heinkel.

Si c’était vraiment son dernier sommeil.

* * *

C’était inattendu de trouver une taverne bavaroise au milieu des Andes. Malko était resté rêveur devant l’énorme Prosit peint à l’entrée du restaurant des Escudos. L’énorme salle en sous-sol était particulièrement sinistre avec son immense plafond, ses murs jaunâtres couverts d’inscriptions en allemand et en espagnol, ses tables et ses sièges inconfortables et massifs, ses lustres en fer forgé.

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8

On appelle ainsi les chauffeurs de taxis à la Paz.

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9

Alcool grossier.

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10

À nos morts 1939–45.

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11

Petit marchand de journaux.