Le taxi stoppa devant un attroupement. Le chauffeur se retourna vers Malko :
— La policia…
La rue Presbytero Médina était barrée. À droite, il y avait une colline en surélévation et, à gauche, une façade grise avec une porte de fer ouverte surmontée d’une inscription inattendue :
Motel Turist-Union Obrejo-Patronale.
À la dernière révolution, on avait nationalisé les maisons de passe…
Plusieurs policiers en uniforme stationnaient devant la porte de fer, repoussant une cinquantaine de badauds. Malko descendit, joua des coudes dans la foule et parvint au premier rang. De là il plongeait dans le motel.
Sur un terrain en pente on avait construit une quinzaine de petits bungalows tous semblables séparés par des cloisons de plastique vert. Malko regarda à peine le bâtiment, n’ayant d’yeux que pour les deux civières posées par terre près de l’entrée. Des draps tachés de sang dissimulaient des formes humaines.
Malko se pencha sur un voisin.
— Qu’est-ce qui se passe ?
L’homme haussa les épaules.
— Une sale histoire. Des voyous ont égorgé un vieux type et sa gonzesse. Pour la violer et le voler. Ils ont blessé le gérant aussi…
Il fallait en avoir le cœur net. Écartant un policier en uniforme, il marcha rapidement jusqu’à la première civière. Il eut le temps de soulever le drap avant que les policiers ne le rattrapent.
Les yeux morts de Don Pedro Izquierdo fixaient le ciel sans le voir.
Une fille légèrement moustachue avait remplacé Lucrezia. Elle considéra Malko avec dédain.
— Vous n’avez pas rendez-vous avec M. Cambell ?
— Non, reconnut Malko, mais je suis certain qu’il va me recevoir…
Elle disparut dans le bureau de l’Américain avec sa carte et réapparut, maussade, laissant la porte ouverte.
— Entrez.
Jack Cambell était encore plus mal habillé que lors de leur première entrevue. Grock dans ses meilleurs jours. Il ne se leva même pas pour accueillir Malko. Ce dernier attira un fauteuil et s’assit. Puis il ôta ses lunettes noires.
Ses yeux dorés avaient viré au vert, ce qui était le signe d’un certain énervement.
— Vous êtes toujours à La Paz ? demanda l’Américain de sa voix grinçante.
Malko resta de marbre.
— J’ai encore à faire ici.
Jack Cambell écrasa le mégot de son horrible cigarillo dans un cendrier.
— Toujours vos hallucinations ? Je vous ai dit que Klaus Muller – que rien ne permet d’identifier comme Klaus Heinkel – était mort et enterré.
— Mort peut-être, fit Malko. Mais pas enterré.
L’Américain leva le sourcil gauche :
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Malko détacha bien ses mots :
— Que dans le cercueil de Klaus Muller, au cimetière allemand, il y a un citoyen américain. Un certain Jim Douglas.
Cette fois, Jack Cambell accusa le coup. Le silence se prolongea quelques secondes. Visiblement, il ne s’attendait pas à cela.
— Comment savez-vous cela ?
— Parce que je l’ai vu, fit tranquillement Malko.
— Vous l’avez vu ?
Là, il avait sursauté. Malko lui raconta succinctement sa visite au cimetière. Jack Cambell jouait avec son briquet sans répondre. Finalement, il secoua la tête :
— Vous êtes complètement dingue !
Malko décida de le remettre à sa place. D’un ton froid, il répliqua :
— Que dirait Jack Anderson[13] s’il savait que le responsable de la C.I.A. à La Paz couvre un criminel nazi recherché par tous les pays civilisés… Cela ferait vendre le Washington Post, non ?
Jack Cambell vira au rouge cardinal, et Malko crut qu’il allait éclater. Le petit Américain tapa du plat de la main sur le bureau.
— Mais, nom de Dieu, hurla-t-il, vous appartenez à la Company vous aussi ! Qu’est-ce que vous venez m’emmerder !
Malko n’aimait pas la grossièreté. Il faillit se lever. Mais la rage de son interlocuteur lui montrait qu’il ne se trompait pas.
— C’est justement sur les ordres de la Company que je suis à La Paz, dit-il. Afin d’aider à l’identification d’un certain Klaus Heinkel.
— Il est mort !
Jack Cambell avait crié si fort que sa voix s’en cassa.
— Il n’est pas mort. Et vous le savez.
À bout de souffle, l’Américain soupira bruyamment.
— Et si cela fait plaisir aux Boliviens qu’il soit mort ? Vous allez refaire le monde ?
— Non, dit Malko. Mais rien ne m’empêchera de retrouver Klaus Heinkel. Sauf si je reçois un télégramme signé de David Wise m’ordonnant de regagner mon château.
Jack Cambell se prit la tête à deux mains.
— Mais enfin, gémit-il, qu’est-ce que cela peut vous foutre ? Vous ne connaissez même pas ce type.
— Vous ne comprendriez pas, dit Malko.
C’était plus fort que lui, il n’aimait pas la race des tortionnaires, des monstres froids.
Le demi-aveu de l’Américain lui suffisait. Cambell n’était pas dupe de la fausse mort de Klaus Heinkel, mais, pour des raisons que Malko ignorait, il se rangeait du côté des Boliviens.
L’Américain fit un effort considérable pour reprendre son sang-froid.
— Qu’attendez-vous de moi, finalement ? demanda-t-il. Que je vous retrouve Klaus Heinkel ?
Malko secoua la tête, puis se leva.
— Non. Cela, je le ferai moi-même. Connaissiez-vous un certain Jim Douglas, un Américain, professeur d’anglais à La Paz ?
— Jamais entendu parler. Demandez donc au consulat.
Un peu soulagé sur son éclat, Malko prit congé. Jack Cambell ne lèverait pas le petit doigt pour l’aider. Au contraire.
Dans l’ascenseur, il se dit qu’il était bien présomptueux. Avec le meurtre de Pedro Izquierdo, la dernière piste menant à Klaus Heinkel disparaissait.
Pour se changer les idées, il marcha jusqu’à l’hôtel, descendant la rue Potosi, étroite et animée.
Avec ses clefs, l’employé du desk lui donna une enveloppe. Malko l’ouvrit. Elle contenait une carte d’invitation à un cocktail donné par le consul de France. On avait ajouté, à la main, et souligné, un seul mot : VENEZ.
C’était plus une garden-party qu’un cocktail. Les buffets s’amoncelaient dans le jardin d’une villa située au bout d’un chemin de terre donnant dans l’avenida Hemando Siles, dans le quartier d’Obrajes, en bas de La Paz, avant d’arriver à la Calacoto.
Il y avait même du Moët & Chandon ! luxe supérieur à La Paz. Mais à part Lucrezia, éblouissante dans une robe de soie verte, il ne connaissait personne.
Qui avait bien pu lui envoyer cette invitation ?
Au moment où il allait arracher Lucrezia à un groupe d’admirateurs, un homme jeune, avec des lunettes et un visage intelligent s’approcha de lui.
— Vous êtes Son Altesse le Prince Malko ? demanda-t-il en français.
Le cœur de Malko battit un peu plus vite.
— Oui. Pourquoi ?
— C’est moi qui vous ai invité. Je m’appelle Moshe Porat et je suis consul d’Israël à La Paz.
Cela commençait à s’éclaircir.
— Pourquoi vouliez-vous me rencontrer ?
Moshe Porat ne répondit pas directement.
— Il paraît que vous causez beaucoup de soucis à M. Jack Cambell.
Malko haussa les sourcils.
— J’avais une mission officielle ici. Remettre aux autorités boliviennes les empreintes digitales de Klaus Heinkel. Or, pour une raison que j’ignore, Jack Cambell fait semblant de croire que Heinkel est mort et, donc, que je n’ai plus rien à faire ici.