— Je vous donne une minute pour me dire ce que vous voulez, ensuite, je vous remets dans ce taxi à coups de pied…
Le visiteur découvrit de grandes dents jaunes dans un sourire ironique.
— Je m’appelle Jim Douglas, dit-il. Étudiant au Massachusetts Institute of Technology, actuellement professeur d’anglais à La Paz. Je travaille aussi à la revue Ramparts. Vous connaissez ?
— Vaguement.
Don Federico savait que Ramparts était une revue gauchiste américaine dont les révélations faisaient parfois trembler l’« Establishment » américain. Faite par des jeunes gens idéalistes et gauchistes comme celui qui se trouvait devant lui.
— Je prépare un article sur les criminels de guerre qui ont travaillé et travaillent encore pour la C.I.A, dit doucement Jim Douglas.
L’Allemand demeura impassible. Il jeta un coup d’œil en coin au vieux Friedrich qui somnolait sur son volant. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
— Je n’ai jamais travaillé pour la C.I.A., dit-il.
Le jeune barbu ne se démonta pas. Solidement planté sur ses pieds, il admirait l’estancia et les champs alentour. Il parla sans même regarder Don Federico.
— Vous, je ne sais pas, mais Klaus Heinkel, oui.
L’Allemand haussa légèrement les épaules.
— Je ne connais pas Klaus Heinkel, aussi puis-je prier Votre Grâce de foutre le camp de mon domaine ?
Il avait ironiquement employé la terminologie ampoulée castillane.
Un éclair passa dans les yeux de Jim Douglas. Il se rapprocha de l’Allemand et répliqua avec hargne :
— Vous connaissez peut-être Klaus Muller, alors ? Puisque Klaus Heinkel se fait appeler ainsi…
Sans laisser à l’Allemand le temps de répondre, il enchaîna :
— Vous mentez, Herr Sturm. Non seulement vous connaissez Klaus Heinkel, mais il est ici. Je ne suis pas venu par hasard. Je veux lui parler. S’il me raconte tous les services qu’il a rendus à la C.I.A. entre 1945 et 1951, alors je ne révélerai pas où il se trouve. Sinon, je repars pour La Paz et j’ameute les correspondants étrangers et quelques ambassades.
— Je vous promets le plus beau scandale qui aura jamais secoué la Bolivie. Même vous, Don Federico, vous ne pourrez pas l’étouffer. Il y a des dizaines de millions de personnes dans tous les pays du monde qui attendent avec impatience que l’on retrouve Klaus Heinkel. En se demandant comment il existe encore des gens pour cacher une telle ordure…
Tout en parlant, il agitait sous le nez de son interlocuteur un index menaçant.
Les yeux gris-bleu de l’Allemand avaient foncé. Cette espèce d’idéaliste lui donnait la nausée. On ne pouvait pas discuter avec ces gens-là. Que savait-il réellement ? Les journaux du monde entier parlaient de Klaus Heinkel ou Muller. Deux semaines plus tôt, plusieurs journaux avaient révélé qu’un paisible citoyen bolivien nommé Klaus Muller était en réalité l’Obersturmführer SS Klaus Heinkel recherché comme criminel de guerre pour des actes particulièrement horribles, condamné à mort dans quatre pays, dont la France et la Hollande. À côté de ses activités dans la Gestapo, Adolf Eichmann paraissait un doux et inoffensif bureaucrate. Du coup, l’opinion publique de la plupart des pays du monde civilisé s’était enflammée, exigeant que la Bolivie livre Klaus Heinkel à son juste châtiment. En dépit de leur indifférence pour le monde extérieur, les Boliviens auraient du mal à ne pas l’extrader. Ce qui les ennuyait considérablement. Car Klaus Heinkel, devenu citoyen bolivien sous le nom de Klaus Muller, avait beaucoup d’amis à La Paz.
Dieu merci, au moment où les clameurs de l’opinion publique internationale atteignaient un niveau difficilement supportable pour les délicates oreilles boliviennes, Klaus Muller avait miraculeusement disparu. Ce qui avait ôté un grand poids de la conscience des Boliviens. Ceux-ci avaient eu le temps de découvrir qu’il n’existait aucune preuve irréfutable que le bourreau Klaus Heinkel et l’inoffensif Klaus Muller ne fassent qu’un.
Pleins de bonne volonté, ils avaient juré que, cette preuve faite, ils n’hésiteraient pas à remettre ce moins que rien à ceux qui le réclamaient pour le fusiller ou le pendre.
Dès qu’ils l’auraient retrouvé.
Ce qui, étant donné la pagaille régnant en Bolivie et la perméabilité des frontières, pouvait prendre un petit quart de siècle… D’ici là, on aurait oublié l’histoire. Sauf si Klaus Heinkel resurgissait inopportunément.
Don Federico Sturm se retourna et rencontra le regard doux de sa vigogne. Comment allait-il se débarrasser sans scandale de cet imbécile qui paraissait si bien renseigné ? Il passa la main dans ses cheveux pour se calmer et dit d’une voix conciliante :
— Je ne sais pas qui vous a renseigné, mais on s’est trompé. Klaus Heinkel ne se trouve pas ici. Peut-être a-t-il quitté le pays.
Jim Douglas ne broncha pas.
— Vous mentez, Herr Sturm, répéta-t-il. Heinkel se trouve ici dans votre estancia. Je vais le révéler dans Ramparts et, avant, aux différents consulats et ambassades de La Paz. Vous savez aussi bien que moi qu’il ne peut pas quitter le pays. C’est une telle ordure que même les Péruviens n’en veulent pas.
Il se rapprocha, postillonnant, les lunettes embuées par l’émotion.
— Il est gênant, il est trop en vue, le monde entier est à ses trousses. Il paraît qu’un commando israélien est arrivé à La Paz. Ils viendront chez vous quand je les aurai renseignés. Ils le tueront, et vous avec, Herr Sturm…
L’Allemand regarda son interlocuteur, stupéfait de cette explosion de haine. En 1945, Jim Douglas devait avoir deux ou trois ans. Il parlait comme un procureur israélien.
— Pourquoi en voulez-vous tellement à Klaus Heinkel ? ne put-il s’empêcher de demander. Il ne vous a rien fait.
Le jeune Américain secoua la tête avec commisération.
— Je me fous de Klaus Heinkel. Mais nous voulons prouver que la C.I.A. emploie des assassins et des « pigs » comme ce vieux nazi, qu’elle veut faire régner le nazisme en Amérique.
— C’est votre affaire, fit Don Federico. Je n’ai rien à vous dire.
Jim Douglas haussa les épaules.
— O.K. Herr Sturm. Je retourne à La Paz. Vous aurez bientôt de mes nouvelles.
Il rejoignit le taxi et ouvrit la porte. Frédéric Sturm le suivit des yeux, finalement soulagé. Ce que ce jeune imbécile pouvait raconter n’avait que peu d’importance. C’est lui, Don Federico, que l’on croirait, citoyen éminent de la Bolivie et soutien inconditionnel de son cent quatre-vingt-quatrième gouvernement en cent cinquante et un ans d’indépendance.
Au moment où Jim Douglas allait entrer dans l’Impala, la porte de l’estancia s’ouvrit. L’Allemand eut le pressentiment fulgurant d’une catastrophe. Il voulut crier mais n’en eut pas le temps. Une femme apparut sur le pas de la porte et regarda curieusement la voiture arrêtée dans la cour. Très brune, le corps serré dans une robe noire, décolletée en carré, elle ressemblait à Raquel Welch.
Le jeune Américain ressortit de son taxi comme un diable d’une boîte et fonça vers elle, à grandes enjambées.
— Dona Izquierdo ?
La femme eut un haut-le-corps et disparut vivement en claquant la porte. Frédéric Sturm jura entre ses dents. L’imbécile ! Déjà, Jim Douglas revenait dans sa direction, hennissant de joie ! Il s’arrêta en face de lui et demanda d’une voix pleine d’ironie triomphante :
— Vous êtes toujours persuadé qu’on ne me croira pas ? Alors que tout La Paz sait que Dona Monica Izquierdo est la maîtresse de Klaus Muller-Heinkel. Et qu’elle a disparu en même temps que lui…
— Attendez, fit brusquement Frédéric Sturm.