Il y avait encore trois paysans attachés les uns aux autres par des cordes, appuyés à une lourde table de bois.
— Ceux-là, expliqua Gordon, ont ravitaillé et caché des guérilleros de l’E.L.N.
Gomez examina les trois hommes en silence, avec une lueur cruelle dans ses petits yeux noirs. Il grillait de retourner à La Paz.
— Apporte-moi une machette, ordonna-t-il.
Un policier lui apporta aussitôt une machette aiguisée. Gomez la balança quelques instants devant les trois prisonniers, puis annonça :
— On va vous fusiller, fils de pute. D’habitude, on vous coupe les mains après. Comme vous ne sentiriez rien, je vais vous les couper avant.
Sur un signe de lui, on détacha les trois paysans. Deux soldats prirent le premier par les épaules et lui placèrent les poignets sur la table. Il n’eut pas le temps d’avoir peur. La machette s’abattit et les deux poignets tombèrent, dans un flot de sang, tandis que la lame restait plantée dans le bois. Le paysan regarda ses moignons et poussa un hurlement.
Une rafale de M.16 dans le dos l’abattit aussitôt. Déjà on poussait le suivant, le major Gomez leva de nouveau les bras. Il avait une force prodigieuse. Il lui était arrivé d’étrangler un prisonnier d’une seule main. En trois minutes tout fut fini. Les corps criblés de balles des paysans bougeaient encore, mais personne ne s’en préoccupait. Un soldat replia la toile où se trouvaient les six mains. À La Paz, on prendrait les empreintes des morts pour le fichier du control politico.
Depuis Guevara, on prenait toujours cette précaution afin d’éviter de tuer sans le savoir un chef important.
Le major Gomez se sentait un peu mieux. Il avait hâte de rentrer à La Paz pour tenter de retrouver Martine, s’il était encore temps.
On parlerait de cette exécution cruelle et cela ferait réfléchir les paysans bornés qui auraient envie d’aider l’E.L.N.
Il se dirigea vers l’hélicoptère.
Martine avança la tête, avec précaution, à travers les feuillages. Elle avait entendu un bruit de moteur. En face, de l’autre côté de la vallée, elle aperçut une Jeep allant dans la direction de La Paz. Le véhicule passerait devant elle environ dix minutes plus tard. Elle commençait à avoir l’habitude. Depuis vingt-quatre heures qu’elle se terrait près de cette cascade, sans oser en arrêter aucun. Elle ne voulait se montrer qu’à des étrangers. Beaucoup de touristes louaient des voitures à La Paz pour aller explorer les Yangas. Il fallait qu’elle en trouve un…
Mais le temps passait et elle se sentait de plus en plus faible. D’abord, elle avait pensé être reprise tout de suite. Après sa fuite éperdue de la ferme, elle s’était tapie dans un coin de jungle pour vomir longuement. Puis, la bouche amère, elle était repartie, droit devant elle. Jamais elle n’aurait cru être capable de faire ce qu’elle avait fait. Toute sa vie, elle reverrait le sang jaillissant de l’œil du chulo et elle entendrait son cri horrible…
Elle n’avait rien mangé depuis son évasion. L’humidité la pénétrait jusqu’aux os. Il fallait qu’elle tienne encore. Depuis que les hommes du control politico avaient frappé chez elle, cela avait été un long cauchemar.
Le bruit de moteur augmentait. Elle se laissa glisser dans la boue pour être plus près de la route. Claquant des dents de froid, l’estomac tordu d’angoisse, elle attendait.
Quand le véhicule ne fut plus qu’à cinquante mètres, Martine descendit encore un peu.
Elle aperçut deux silhouettes derrière le pare-brise plat, et des cheveux blonds. Aucun Bolivien n’avait des cheveux de cette couleur.
Comme un animal débusqué, elle déboula.
Quelque chose de bleu apparut soudain devant la Jeep. Surpris, Malko faillit passer dessus. De toutes ses forces il appuya sur le frein. Le véhicule dérapa et heurta le talus rocheux.
La portière de son côté s’ouvrit brusquement. Il aperçut des cheveux blonds détrempés par la pluie, une silhouette de femme et une voix demanda en anglais :
— Vous allez à La Paz ? Emmenez-moi, je vous en supplie.
Avant qu’il ait eu le temps de répondre, la fille avait sauté dans la Jeep et s’était écroulée sur la banquette arrière. Elle tremblait et sanglotait, roulée en boule. Malko coupa le moteur et se retourna. Il aperçut un visage gracieux avec un nez retroussé, égratigné, des yeux bleus affolés. Un pressentiment fulgurant le traversa.
— Vous êtes Martine ? demanda-t-il.
La fille se leva brusquement. Jamais il n’avait lu une telle stupéfaction dans un regard.
— Comment le savez-vous ? dit-elle, soudant sur ses gardes. Qui êtes-vous ?
Tout en ne comprenant pas, Malko avait envie de chanter et de rire.
— Vous ne me connaissez pas, dit-il. Mais j’étais venu vous arracher à la ferme du control politico.
Elle eut un faible sourire.
— Je me suis échappée hier. Je me suis cachée toute la nuit dans la jungle. Ils m’ont cherchée avec un hélicoptère. J’étais prête à revenir à pied à La Paz si je n’avais pas rencontré des étrangers. Vous êtes le premier qui passe.
Malko n’en revenait pas de sa chance. Il avait tourné en rond pendant deux heures à Coroico avant de se décider à repartir. Il remit la Jeep en route. Lucrezia passa sa veste à Martine qui continuait à trembler.
— Comment vous êtes-vous évadée ? demanda Malko.
— Oh, ça a été horrible.
Elle raconta le piège qu’elle avait tendu à son gardien et comment elle avait ensuite sauté sur ses vêtements et foncé, tandis qu’il était aveuglé par le sang. Il avait tiré sans l’atteindre.
— Mais pourquoi me cherchiez-vous ? répéta-t-elle. Qui êtes-vous ?
— Je cherchais ceux qui ont assassiné Jim Douglas.
Martine poussa un cri.
— Jim est mort !
Elle éclata de nouveau en sanglots et Lucrezia dut la consoler, tandis que Malko essayait de rester sur la route. Une pluie diluvienne avait commencé à tomber et on n’y voyait pas à dix mètres sauf lorsque des éclairs zébraient les cimes, éclairant comme en plein jour. Martine avança entre deux sanglots.
— Je me doutais de quelque chose. La police est venue le jour de son départ vers cinq heures. On m’a tout de suite emmenée à la ferme, dans un camion. Ensuite un gros Bolivien est venu. Il m’a violée. Il devait revenir aujourd’hui. J’étais sûre qu’après ils me tueraient. Mais il voulait encore profiter de moi.
Une question brûlait les lèvres de Malko. Il interrompit la jeune Belge.
— Savez-vous où allait Jim Douglas lorsqu’il a disparu ?
Elle écarta ses cheveux mouillés.
— Bien sûr. Chez Don Federico Sturm, près du lac Titicaca, pour l’interroger sur Klaus Heinkel.
— Sur Klaus Heinkel !
Malko avait failli les envoyer dans un ravin de huit cents mètres…
— Mais en quoi Jim Douglas était-il concerné ?
Martine sourit tristement.
— Jim était un type formidable, un idéaliste. Il était venu en Bolivie enquêter sur la C.I.A. pour la revue Ramparts. Il disait que la C.I.A. employait d’anciens nazis et que cela allait déclencher un terrible scandale…
Lucrezia échangea un coup d’œil avec Malko. Ainsi, lui et le jeune Américain avaient poursuivi le même but. Succinctement, il expliqua à la jeune femme le but de son voyage en Bolivie. Elle écoutait en silence.
— Vous auriez aimé Jim, dit-elle. Il faut le venger. Je vous aiderai. Après ce qui m’est arrivé, je n’ai plus envie de rien.
— Avec qui est-il parti là-bas ?