— Avec un vieux chauffeur de taxi, un certain Friedrich. Il faudrait le retrouver.
— Je le connais, s’écria Lucrezia. Il est toujours devant l’hôtel Copacabana, sur le Prado.
— Dès demain, je vais déposer ma plainte à l’ambassade, dit sombrement Martine.
— Vous ne bougerez plus d’ici, fit Malko. Vous êtes en danger de mort tant que vous vous trouverez en Bolivie. Le major Gomez, l’homme qui vous a violée, représente les autorités légales de ce pays et vous êtes une menace pour lui. J’ai demandé à Lucrezia de vous arranger un départ clandestin pour le Pérou ou le Chili, dès demain matin.
— Mais je veux venger Jim, protesta la jeune Belge. Ces salauds…
— Je vengerai Jim Douglas, dit Malko. C’est mon métier et je suis payé pour cela. Mais il est inutile de vous mettre en danger. Vous partirez demain.
Martine le fixa à travers ses larmes. Le chagrin avait gonflé sa bouche et elle était infiniment désirable. Ils se trouvaient dans une petite chambre de l’appartement de Lucrezia, seuls. Une légère robe de chambre enveloppait Martine, moulant son corps mince.
— Si je ne vous avais pas rencontré, murmura-t-elle, ils m’auraient reprise et tuée. Je vous dois tout. Comment puis-je vous remercier…
À la façon dont elle le fixait, elle n’envisageait qu’une façon possible. Malko sentit une vague de chaleur envahir sa colonne vertébrale. Il s’avança et posa les mains sur les hanches de la jeune femme. Aussitôt le bas de son corps, comme doué d’une vie indépendante, se plaqua contre lui.
Il y eut un bruit de porte dans l’appartement et la voix de Lucrezia appela :
— Malko !
Martine s’écarta. Ils se regardèrent en silence, puis elle se détourna et marcha vers le lit.
Quand Lucrezia entra dans la chambre, Martine était en train de dire :
— Je crois que j’ai aimé Jim. Il croyait à des choses qui n’existent pas et c’est merveilleux.
Lucrezia sonda le regard de Malko, pleine de méfiance.
— Tu as couché avec elle ?
Malko n’eut pas le temps de répondre. Lucrezia haussa les épaules.
— De toute façon, elle s’en va demain.
— Tu as trouvé ?
— Un avion qui part de Cochabamba demain à l’aube. Elle ira là-bas avec moi. L’appareil la déposera près de Lima. C’est Josepha qui organise tout. Pour cinq cents dollars…
— Formidable, dit Malko. Cela n’a pas posé de problème ?
Lucrezia eut un sourire ironique.
— Il y a trois cent cinquante terrains clandestins en Bolivie pour le trafic de la cocaïne et la contrebande… Alors…
Malko réalisa avec une certaine frustration qu’il ne savait rien de Martine, à part son prénom. Dommage.
Lucrezia approcha sa bouche de son oreille.
— À quoi penses-tu ?
— À la visite que je vais faire à Don Federico Sturm.
Chapitre XI
Malko examina à la dérobée le profil de Friedrich, le chauffeur de taxi. Le menton fuyait et les yeux étaient cachés derrière des lunettes aux verres si épais qu’on aurait dit des loupes. Déplumé et obséquieux, il tramait la jambe gauche. Comme convenu, il avait pris Malko à neuf heures en bas de l’hôtel La Paz, avec sa vieille Impala crème. Malko avait peu et mal dormi. Comme si elle voulait effacer le souvenir de Martine, partie quelques heures plus tôt, Lucrezia s’était surpassée. La veille au soir, c’est elle qui avait arrangé, avec le vieux Friedrich, l’expédition au lac Titicaca. Ils roulaient depuis une heure sur la piste rectiligne traversant l’Altiplano, dans un paysage désert semé de rares cahutes d’adobé[15].
De gros nuages s’effilochaient sur le massif de l’Illimani, à plus de six mille mètres. Friedrich donna un brusque coup de volant pour éviter un groupe de piétons. Il se tourna vers Malko et remarqua en allemand :
— Ils sont fous, tous ces jeunes gens ! Pour Pâques, ils vont à pied à Copacabana… Il ne parlait pas de Rio mais d’une ville-sanctuaire sur le lac Titicaca. À trois jours de marche… Emmitouflés comme des explorateurs, des centaines de jeunes des deux sexes avançaient sur la piste, seuls ou par groupes.
— Vous emmenez souvent des gens au lac ? demanda Malko.
— Presque tous les jours.
Malko se pencha en avant, cherchant le regard de Friedrich dans le rétroviseur.
— Et vous les ramenez toujours ?
Friedrich fronça les sourcils puis éclata d’un rire grinçant et usé.
— Bien sûr, je les ramène toujours, mein Herr ! Il n’y a rien dans l’Altiplano.
Il riait tout seul, de la remarque de Malko. Celui-ci laissa tomber d’une voix calme :
— Pourtant, Jim Douglas, l’Américain, vous ne l’avez pas ramené.
Le regard de Friedrich se figea d’un coup, derrière les énormes verres de lunettes. Il ne voyait plus la route. Malko leva les yeux et aperçut deux Indiennes en train de traverser la piste, tenant un cochon noir au bout d’une ficelle. Friedrich les regardait mais ne les voyait pas. L’Impala fonçait droit dessus.
— Attention ! cria Malko.
À la dernière seconde, l’Allemand donna un coup de volant et freina à mort. Une des Indiennes et le cochon plongèrent dans le fossé, mais la plus vieille resta sur place. L’aile droite de l’Impala la cueillit, l’expédiant hors de la route, avant de s’arrêter dans un nuage de poussière. Jurant horriblement, Friedrich sauta de la voiture et claudiqua vers la femme étendue.
D’autres chulos, en train de travailler dans les champs, accouraient aussi. Malko descendit à son tour. Friedrich était en train d’offrir vingt pesos[16] à la vieille Indienne qui gémissait en se tenant le bras, tout en l’agonisant d’injures. La plus jeune, immobile et silencieuse, prit l’argent.
Malko pensait qu’ils allaient se faire lyncher, mais aucun des Indiens ne réagit. Vingt pesos semblaient le prix normal pour une vie humaine… Étant donné la violence du choc, la vieille Indienne devait être assez sérieusement blessée. À cause de ses innombrables jupons, on ne pouvait rien deviner de son état.
— Venez, fit Friedrich.
Ils remontèrent dans l’Impala. L’Allemand marmonnait tout seul, furieux.
— Ces imbéciles ! explosa-t-il, elles se jettent sous vos roues.
Il postillonnait comme un fou. Malko demanda :
— C’est la question au sujet de Jim Douglas qui vous a troublé ? Vous savez, le jeune homme barbu que vous avez conduit chez Don Federico Sturm.
De nouveau, l’Allemand ressembla à une vieille chouette affolée.
— Je ne vois pas de qui vous parlez, grogna-t-il. Je conduis tellement de gens au Titicaca…
— Oui, mais celui-là n’est pas revenu, remarqua Malko impitoyablement. Je sais que vous l’avez conduit chez Don Federico. Personne ne l’a revu depuis.
Les vieilles mains noueuses de l’Allemand étaient crispées sur le volant. Les yeux obstinément fixés sur la piste, il fuyait le regard de Malko.
— Vous vous trompez, dit-il d’une voix plus ferme. J’ai ramené ce jeune homme, je me souviens très bien maintenant… Il y avait une très jolie – très gemutlich fille blonde qui l’attendait.
— Vers quelle heure ? demanda Malko.
— Huit ou neuf heures. Il faisait nuit.
Martine avait été arrêtée à cinq heures. Friedrich mentait.
— Pourquoi ne voulez-vous pas m’aider ? insista Malko. Don Federico Sturm est un nazi, un de ceux qui ont persécuté votre race… Ce sont vos ennemis.