— Ma mère est morte à Auschwitz, fit à voix basse Friedrich. Mais je ne peux rien vous dire, je ne sais rien.
La peur marquait sa bouche distendue et molle d’un cercle blanc. Il fallait que Don Federico Sturm soit bien puissant pour inspirer une telle terreur, même à ses ennemis. Le silence retomba dans l’Impala. Ils n’étaient plus qu’à une dizaine de kilomètres du lac Titicaca. Malko aperçut, sur la droite, une allée bordée d’arbres et les bâtiments d’une estancia.
— Qu’est-ce que c’est que ce domaine ? demanda-t-il.
L’Allemand hésita, avant de répondre :
— La propriété de Don Federico.
— J’ai changé d’avis, dit Malko, c’est là que nous allons…
Il crut que le vieux Friedrich allait éclater en sanglots.
— Je ne peux pas, gémit-il, vous allez me faire avoir des ennuis. Don Federico n’aime pas qu’on le dérange…
— Si vous refusez, menaça Malko, je descends ici et j’y vais à pied. Mais je ne vous paie pas.
Friedrich grommela, haussa les épaules et se tut. Cent mètres plus loin, il ralentit et tourna à droite dans l’allée. Le cœur de Malko battait plus vite. Quelques jours plus tôt, Jim Douglas avait suivi le même chemin et s’était retrouvé dans le cercueil d’un autre.
Friedrich stoppa au milieu de la cour, devant un bâtiment blanc.
— Attendez-moi là, dit Malko.
Il sauta du taxi et se dirigea vers une lourde porte de bois. À droite, une majestueuse vigogne, aux membres interminables, broutait avec dignité dans un enclos. Tout respirait la paix et le calme. Au moment, où il allait frapper, un Indien ouvrit la porte.
— Je veux voir Don Federico, demanda Malko en allemand.
L’Indien hésita, puis s’effaça pour faire entrer Malko. Il ouvrit une autre porte et lui fit signe d’y pénétrer. C’était une bibliothèque aux murs couverts de rayonnages, décorée d’instruments d’alpinisme et de tableaux naïfs. Cela lui rappela son château. L’Indien referma la porte. Malko s’assit sur une large bergère. Sur sa hanche droite, son pistolet extra-plat formait une masse rassurante. Il n’avait pas envie de subir le sort de Jim Douglas.
Il prêta l’oreille, guettant les bruits de l’estancia. Peut-être se trouvait-il à quelques mètres de Klaus Heinkel ?…
Les yeux bleus et froids semblaient disséquer Malko. La poignée de main de Don Federico Sturm était énergique et franche, mais sa voix beaucoup plus réservée.
— Vous avez demandé à me rencontrer, Herr…
— Linge, Prince Malko Linge.
Le titre de Malko ne parut pas impressionner l’ancien colonel SS. Droit comme un I, ses cheveux noirs impeccablement coiffés, vêtu d’un jodhpurs et d’une veste en tweed, il était visiblement surpris de sa visite.
— Nous avons sans doute des amis communs ? dit-il.
Malko comprit qu’il le « tâtait », afin de le situer.
Seule, sa connaissance de la langue allemande avait retenu Don Federico de l’éconduire. C’était le moment de se jeter à l’eau.
— En un sens, oui, fit-il. Je cherche la trace d’un certain Jim Douglas. La dernière fois qu’on l’a vu, il était ici. J’ai pensé que vous pourriez peut-être me renseigner sur son sort.
L’Allemand resta de marbre, mais ses mâchoires se crispèrent involontairement. Sa voix était devenue glaciale.
— Qui êtes-vous, Monsieur ?
Malko sourit modestement.
— Je suis chargé par un service officiel de l’ambassade américaine de retrouver la trace de ce citoyen américain.
— Quel service ?
— Celui qui dépend de Jack Cambell.
— Vous n’êtes pas américain, aboya Don Federico. Je ne connais pas ce M. Cambell.
— Téléphonez à l’ambassade, si vous doutez de ma qualité, proposa Malko. Mais j’aimerais que vous me répondiez en ce qui concerne Jim Douglas.
Ils étaient toujours face à face, au milieu de la pièce.
L’Allemand le toisa.
— Qui vous a raconté cette histoire à dormir debout ?
— Le chauffeur de taxi qui m’a amené, dit Malko. Il a déposé Jim Douglas chez vous, et…
— Et il l’a ramené, coupa Don Federico. Je ne voulais rien avoir à faire avec cet agitateur…
— Il est donc venu vous voir ?
Don Federico haussa les épaules.
— Oui. Au sujet d’une histoire ridicule. Il prétendait que je cachais un nazi… Il m’a paru très exalté, fanatique même. Je l’ai mis dehors immédiatement !
— Et vous ignorez ce qui lui est arrivé par la suite ?
— Absolument.
Ils restèrent silencieux quelques secondes, puis l’allemand changea imperceptiblement d’attitude.
— Venez interroger ce chauffeur en ma présence, proposa-t-il, il vous confirmera mes dires…
Malko le suivit dans la cour de l’estancia. En les voyant, Friedrich sortit du taxi, l’air effrayé, et claudiqua jusqu’à eux. Il se mit presque au garde-à-vous devant Don Federico.
— J’ai déjà expliqué à ce monsieur, commença-t-il d’un ton geignard, que…
— J’en suis sûr, coupa Don Federico… C’est une histoire ridicule.
— Ya, ya, ridicule, renchérit le vieux.
Il sautillait d’un pied sur l’autre, nerveux et terrorisé. Tout à coup, il se pencha vers Malko.
— Est-ce que j’ai le temps d’aller au poste de police de Huarina ? À cause de l’Indienne. Sinon, j’ai peur qu’ils me fassent des difficultés au retour…
Rapidement, il expliqua à Don Federico Sturm son accident. Le grand Allemand sourit, bonhomme.
— C’est une très bonne idée, fit-il. Allez, mon cher Friedrich. Je vais téléphoner pour leur recommander d’être indulgent avec vous. Cela me donnera le temps d’inviter notre hôte à partager notre modeste chucharon[17].
Ses yeux bleus avaient subitement perdu toute leur dureté. Malko ne comprenait pas ce changement. Friedrich sauta dans son taxi et fila comme s’il avait toute la Gestapo à ses trousses. Don Federico eut un bon sourire :
— Pauvre garçon, il a beaucoup souffert pendant la guerre. Il travaille très dur maintenant…
À ce degré-là, le cynisme méritait une médaille d’or. Si Don Federico avait rencontré Friedrich trente ans plus tôt, il en aurait fait du savon.
— Je vais vous présenter à « Cantouta », ma vigogne, fit l’Allemand.
Ils se dirigèrent vers l’enclos. Un chulo sortit et Don Federico lui cria que le señor étranger restait pour déjeuner. Malko regarda l’Allemand jouer pendant quelques minutes avec le poil soyeux de sa vigogne. Puis, ils prirent le chemin de la salle à manger. Poliment, Don Federico s’effaça pour laisser passer son hôte. Malko vit la table dressée et eut un choc au cœur : il y avait quatre couverts.
Il se retourna, assez vite pour saisir sur le visage de l’Allemand une expression fugitive de colère intense.
— Nous sommes quatre ?
Don Federico s’arracha un sourire.
— Non. Les chulos ont cru que Friedrich restait aussi. Et j’héberge pour quelques jours une amie qui a eu un drame dans sa famille. Je vais la chercher.
Il s’élança rapidement dans l’escalier. C’était limpide : le chulo chargé de mettre la table s’était trompé… Malko n’eut pas à attendre longtemps.
Une jeune femme très brune, extrêmement belle, vêtue d’un ensemble de cuir fauve, apparut.
C’était celle dont il avait vu le portrait chez Pedro Izquierdo. La maîtresse de Klaus Heinkel.
— Ce compatriote est une sorte d’enquêteur pour l’ambassade américaine, expliqua gaiement Don Federico. Il pensait que je séquestrais le jeune Américain fou qui est venu nous voir un jour… Vous vous souvenez, ce grand jeune homme barbu…