— Je me souviens, dit la jeune femme, d’une voix mélodieuse et rauque.
Le sang s’était retiré de son visage et son sourire crispé la rendait presque laide. Malko lut dans ses yeux un mélange de terreur et de soumission. La tension qui émanait d’elle était palpable. Sous le lourd vêtement de cuir, elle paraissait avoir un corps superbe.
Don Federico la prit par le bras.
— Je suis impardonnable, je ne vous ai pas présentée. Dona Monica Izquierdo, une amie qui se repose ici après un pénible drame familial. Si je séquestrais quelqu’un, ce serait elle…
Il rit, s’inclina avec une certaine raideur et lui baisa la main. Elle semblait fascinée par lui comme par un serpent.
Après avoir galamment installé Monica Izquierdo sur sa chaise, l’Allemand s’excusa.
— Je dois aller téléphoner à la police… Pour aider ce brave Friedrich. Qu’il n’ait pas trop d’ennuis.
Il sortit de la salle à manger. Malko s’était assis en face de Monica Izquierdo. Il rompit le silence.
— Vous êtes la femme de l’homme qui a été assassiné il y a quelques jours ?
— Oui.
La voix de la jeune femme n’était qu’un souffle. Malko la sentait, pour une raison inconnue, au bord de la crise de nerfs.
— C’est une chose affreuse, dit-il. Vous êtes venue ici vous reposer ?
— Oui, c’est ça.
Elle oubliait de dire qu’elle était venue « se reposer » avant la mort de son mari… Profitant de l’absence de Don Federico, Malko attaqua :
— J’avais rencontré votre mari avant sa mort…
Elle sursauta et leva sur lui deux grands yeux effrayés.
— Vous l’avez vu ! Pourquoi ?
— Je cherchais à retrouver Klaus Heinkel.
La jeune femme se décomposa d’un coup :
— Klaus Heinkel ! Mais vous êtes de l’ambassade américaine et…
Malko n’eut pas le temps de s’expliquer. Don Federico réapparut, le visage soucieux :
— J’ai fait tout ce que j’ai pu pour Friedrich, dit-il, mais il a l’air d’être dans de sérieux ennuis…
Monica Izquierdo prit son verre de vin et en vida la moitié d’un trait. Malko comprenait maintenant pourquoi le petit chulo milliardaire en avait été si amoureux. C’était Raquel Welsh, avec la vulgarité en moins…
Don Federico annonça :
— En votre honneur, mon cher, nous avons du vin du Rhin ; du « Drachenblut »[18]. Cela nous changera de cet horrible vin chilien.
L’Allemand aimait bien vivre. Il avait fait venir à grands frais de chez Christofle à Paris, toute l’argenterie, qui étincelait sur la table.
La crème au caramel avait un goût d’essence et Malko repoussa son assiette. En dépit des efforts de Don Federico, la conversation languissait. Dona Izquierdo semblait avoir avalé sa langue. Chaque fois que Malko cherchait son regard, elle baissait la tête. Avant d’ouvrir la bouche, elle quêtait l’approbation muette de l’Allemand. Personne n’avait prononcé le nom de Klaus Heinkel, mais les trois convives ne pensaient qu’à lui. Malko se sentait amer et découragé.
De toutes parts, il se heurtait à un mur. Même si le criminel de guerre se cachait dans l’estancia, il était hors de sa portée. La seule qui aurait pu le renseigner, Monica Izquierdo, était visiblement sous la coupe de Don Federico. Malko se demanda si Izquierdo ne s’était pas trompé, si elle n’était pas sa maîtresse et non celle de Klaus Heinkel. Pourtant, Jim Douglas avait bien été assassiné pour quelque chose… Il ne restait plus qu’à cuisiner Friedrich pendant le retour.
— Une jolie femme comme vous ne s’ennuie pas dans un endroit aussi perdu ? demanda perfidement Malko. Vous n’avez pas l’intention de revenir à La Paz ?
La jeune femme secoua la tête lentement.
— Je suis bien ici.
Malko se dit qu’il n’avait pas grand-chose à perdre. S’adressant à Don Federico, il demanda :
— Vous ne savez pas ce qu’est devenu le fameux Klaus Heinkel ? D’après nos informations, c’est lui que Jim Douglas cherchait.
L’Allemand ne broncha pas.
— Exact. Ce jeune idiot pensait qu’il était ici. Des ragots. Ce Heinkel doit être au Paraguay. Il y est plus en sûreté qu’ici.
Il y eut un bruit de voiture dans la cour. Presque aussitôt, un des chulos qui servait vint se pencher à l’oreille de l’Allemand. Don Federico se leva.
— Excusez-moi. On me demande.
Il sortit. Malko ne perdit pas une seconde.
— Vous êtes venue ici avant la mort de votre mari, n’est-ce pas ? dit-il à Monica Izquierdo. Pourquoi ?
Une onde de colère crispa son beau visage.
— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? dit-elle sèchement.
— Vous ne savez rien sur la disparition de Jim Douglas ?
Cette fois, le regard de la jeune femme vacilla. Malko sentit qu’elle était sur le point de dire quelque chose. Mais Don Federico revint dans la salle à manger, l’air soucieux.
— Mon cher, dit-il à Malko, je vais être obligé de vous reconduire moi-même à La Paz.
— Pardon ?
Les yeux bleu-gris de l’Allemand avaient une imperceptible lueur d’ironie. Comme dans l’église San Miguel, durant le prétendu enterrement de Klaus Heinkel.
— Ce pauvre vieux Friedrich n’avait pas les nerfs solides, dit-il. Quand on lui a dit qu’on allait lui saisir son Impala, il s’est suicidé. En se pendant avec sa ceinture, dans une cellule du poste de police de Huarina.
Malko crut avoir mal entendu.
— Mais… Pourquoi ?
— L’Indienne. Elle est morte, paraît-il. J’ai eu beau intervenir auprès de la police, ils sont très stricts… Friedrich s’est vu ruiné, il n’a pas supporté le choc…
Un bruit clair fit sursauter Malko. Monica Izquierdo venait de laisser échapper son verre de vin du Rhin. Malko était ivre de rage. Don Federico était tout-puissant. Voilà pourquoi il l’avait invité à déjeuner ! Maintenant, le dernier maillon de la chaîne avait disparu. Pauvre vieux Friedrich !
Malko se leva. Il voulait parler aux policiers. Don Federico le suivit. Une Jeep militaire était arrêtée dans la cour, et deux policiers en uniforme fumaient à côté. En voyant Don Federico, ils se mirent à dégouliner de respect.
L’âme sur la couture du pantalon.
Dégoûté, Malko renonça à les interroger. À quoi bon ? Ils mentiraient. Il se tourna vers Don Federico :
— Quand puis-je retourner à La Paz ?
L’autre s’inclina très légèrement, plein d’ironie.
— Mais tout de suite, mon cher. Je vais vous donner ma voiture et un chauffeur… Cette fois, faites attention aux Indiennes… Je tiens beaucoup à mon chauffeur.
Malko rentra dans la salle à manger pour prendre congé de Dona Izquierdo. Elle s’essuyait les yeux, comme si elle avait pleuré. En se penchant sur sa main pour la baiser, il lui dit à voix basse :
— Si vous revenez à La Paz, je serais heureux de vous voir. Je suis à l’hôtel La Paz, chambre 38.
Elle ne répondit pas.
— La voiture est prête, annonça Don Federico.
Malko le suivit dans la cour. Avant de monter dans la superbe Mercedes 280 gris acier, il toisa l’allemand.
— Nous nous reverrons peut-être.
L’Allemand dit avec un demi-sourire, en espagnol :
— Quien sabe ? Hasta luego…[19]
Par-dessus l’épaule de Malko, il regardait « Cantouta », la vigogne. Avec tendresse.