Malko essaya de ne pas se paniquer. Jusqu’à quel point le Bolivien bluffait-il ? Ce coup monté était le résultat de l’évasion de Martine et de sa visite à Don Federico Sturm. Bien qu’il n’ait encore rien trouvé, il faisait peur. On voulait à tout prix lui faire quitter la Bolivie.
Donc, il y avait quelque chose à découvrir. Qui ne pouvait être que Klaus Heinkel. Il se dit qu’il pouvait disparaître comme Jim Douglas, enterré dans le cercueil d’un autre… S’il se laissait intimider, il était perdu.
Il planta son regard dans celui du gros Bolivien :
— Je suis victime d’une machination et vous le savez très bien. Je veux que l’on prévienne Jack Cambell et un avocat.
Brutalement, le Bolivien changea d’attitude. Frappant du plat de la main sur la table, il vociféra :
— Petit vagabond sans vergogne ! On ne dit pas « je veux » au major Gomez.
Il se leva, ouvrit la porte et hurla :
— Ramon !
Un homme jeune au visage marqué de petite vérole apparut, nerveux et obséquieux. Le major dit simplement :
— Au 5.
Au moment où Malko se levait, le major Gomez lui envoya un coup de pied compétent, en plein dans la cheville.
Le bout carré fit horriblement mal. Ramon defit une des menottes et l’entraîna, le tirant comme un veau. Ils descendirent un escalier intérieur, jusqu’à un couloir au sous-sol. L’odeur âcre de la sueur et de la saleté prit Malko à la gorge. Une ampoule nue éclairait des portes bardées d’acier. Son garde s’arrêta devant l’une d’elles, l’ouvrit et le poussa à l’intérieur.
C’était une pièce sans ouverture qui ne mesurait pas quatre mètres sur quatre.
— Hijo de puta, fit aimablement Ramon, tu vas crever ici.
Les minutieuses civilités castillanes s’étaient envolées. Il claqua la porte. À la lueur de l’ampoule, Malko aperçut un homme nu, les mains attachées derrière le dos et les chevilles entravées, assis sur le sol dans un coin de la cellule. Son visage était couvert de sang séché et de croûtes. En voyant le nouvel arrivant, il leva la tête et gémit.
Malko s’approcha et découvrit une chose horrible. Un fil de fer passé autour du cou du chulo descendait sur sa poitrine jusqu’à son sexe. L’autre bout était serré autour de ses testicules ; le forçant à demeurer courbé en avant, sous peine de s’étrangler ou de se torturer lui-même. Malko essaya de défaire le fil de fer sans y parvenir. Il aurait fallu des pinces. Dès qu’il effleura les testicules monstrueusement enflés du chulo, celui-ci hurla.
Un cri lui répondit de la cellule voisine. Suivi de bruits de coups, d’injures, et des hurlements sauvages d’un homme torturé à mort.
Malko s’appuya au mur humide. La mise en scène était parfaite. À cela près que ce n’était pas du bluff. On pouvait parfaitement l’assassiner ou le torturer dans ce cul-de-basse-fosse sans que le monde en sache jamais rien.
Pour ne pas penser aux testicules démesurément enflés de son compagnon de cellule, il se remémora sa soirée de la veille avec Lucrezia. Il l’avait retrouvée après son expédition chez Don Federico. Ils avaient été dîner chez Maxim’s, un des moins mauvais restaurants du Prado. Horrifié par le « suicide » de Friedrich, elle avait conjuré Malko d’abandonner Klaus Heinkel à son sort. Il devait déjeuner avec elle… Maintenant, les empreintes digitales de l’Allemand se trouvaient en possession du major Gomez.
Le coup de pied fit sursauter Malko. Il se réveilla en sursaut. Deux policiers en manches de chemise le contemplaient, l’air hargneux.
— Debout, fils de pute.
Malko se leva. L’un d’eux lui passa rapidement des menottes.
Aussitôt, un coup de poing violent dans le ventre le plia en deux. Puis un déluge de coups s’abattit sur lui. Les deux policiers frappaient calmement, là où cela faisait le plus mal, accompagnant leurs coups de toutes leurs forces. Quand il tomba, ils s’acharnèrent à coups de pieds, sans un mot, comme on tape dans un punching-ball. Un coup à la rate lui arracha un cri et une panique viscérale le submergea. Ils avaient peut-être reçu l’ordre de le tuer à coups de pied et de poing.
Mais la grêle de coups s’arrêta aussi soudainement qu’elle avait commencé. Les deux hommes le relevèrent et lui ôtèrent les menottes. Le plus jeune l’apostropha :
— Alors, hombre ? Tâche de te conduire en caballero avec le major, sinon, tout à l’heure on va briser tous les os de ton corps et te couper les couilles.
Malko ne répondit même pas. Il parvint à remettre sa veste et se laissa pousser hors de la cellule. Cela faisait vingt-quatre heures qu’il n’avait rien mangé. Il avait bu un peu d’eau croupie et une soif atroce lui asséchait le palais. Dans le couloir, il vacilla. L’un des policiers lui donna un petit coup pour le faire avancer.
— Maricon ![20]…
Le major Hugo Gomez était toujours aussi luisant de bonne graisse. Mais il n’y avait plus aucune trace d’amabilité sur son visage rond. Il tendit une feuille dactylographiée à Malko.
— Voilà vos aveux, Señor. Vous signez ? J’ai mis le numéro de tous les billets.
— Prévenez l’ambassade américaine, dit Malko, se forçant au calme. Je n’ai commis aucun délit.
Sa tête lui tournait et il avait du mal à rester debout. Lentement, Gomez vint vers lui. Sans préavis, il le gifla à toute volée. Sa Rolex heurta Malko à l’oreille et il eut l’impression qu’elle la lui arrachait.
Il était certain que Jack Cambell était au courant de sa détention. Si Gomez n’avait pas été au courant des liens de Malko avec la C.I.A., il n’aurait pas eu besoin de toute cette mise en scène pour l’expulser. Mais il fallait qu’il soit couvert vis-à-vis des Américains.
— Je te donne encore un jour pour réfléchir, dit Gomez.
Il fit signe de reconduire Malko. Au moment où celui-ci sortait de la galerie extérieure, il entendit un hurlement dans la cour. Il baissa les yeux, ébloui par le soleil. Lucrezia, au milieu du patio, agitait le bras dans sa direction. Elle se jeta comme une folle à l’assaut de l’escalier de bois. Alerté par le cri, le major Gomez sortit de son bureau et aperçut la jeune femme. Il glapit un ordre et une grappe de policiers jaillit sur la galerie.
Lucrezia vit les hommes qui dévalaient vers elle et fit demi-tour vers la sortie. Malko la vit disparaître dans la rue Ayacucho. Déjà, les policiers l’entraînaient sous une grêle de coups, comme pour le punir d’avoir aperçu Lucrezia. Il eut peur pour la jeune femme. À quoi cela servirait si on l’enfermait à son tour ? Ceux qui protégeaient Klaus Heinkel semblaient tout-puissants à La Paz.
Jack Cambell contemplait Malko, maussade, engoncé dans un costume à carreaux jaunâtres, trop étroit pour lui. Le major Gomez semblait encore avoir engraissé. Malko essaya de ne pas montrer son soulagement. Après l’apparition de Lucrezia, il venait encore de passer une journée d’angoisse. Le chulo au fil de fer était mort à côté de lui, au début de l’après-midi.
— Avez-vous été prévenu de mon arrestation illégale ? demanda-t-il à l’Américain. Je suis ici depuis deux jours, accusé d’une histoire rocambolesque.
L’Américain eut un regard franchement hostile et croassa :
— J’ai été prévenu à titre officieux de votre arrestation par le major Gomez. Mais, étant donné les charges qui pesaient sur vous, j’ai décidé de laisser la justice bolivienne suivre son cours.