L’Allemand dissimulait sa rage mais ses yeux avaient pâli et la cicatrice de son nez saillait encore plus. Jim Douglas pencha un peu la tête.
— Vous êtes décidé à me faire rencontrer Klaus Heinkel ? Dépêchez-vous, sinon je rentre à La Paz.
— Entrez un moment.
Les immenses yeux noirs de Dona Izquierdo fixaient Jim Douglas avec une intensité trouble. De près, la jeune femme était encore plus belle. Elle avait des traits très fins, un nez légèrement retroussé et une goutte de sang indien qui lui donnait une superbe peau mate. Ses longues mains effilées se terminaient par des ongles manucurés et longs, inattendus dans cette estancia du bout du monde. Mais surtout, Jim Douglas n’arrivait pas à détacher les yeux du haut de sa robe de tulle noire absolument transparent qui moulait deux seins parfaits.
— Je vous en prie, dit la Bolivienne, je ne veux pas qu’on fasse de mal à Klaus.
Elle soupira lourdement, ce qui fit encore gonfler sa poitrine. Le jeune Américain ne savait plus où se mettre. Venu à la recherche d’un monstre, il se trouvait nez à nez avec une femme ravissante au bord de la crise de nerfs. Comment un type comme l’Allemand – petit chauve au front ridé et au gros nez – insignifiant, pouvait-il avoir une aussi jolie maîtresse ?
Don Federico l’avait fait pénétrer dans cette bibliothèque, s’était esquivé et aussitôt, après, la jeune femme était entrée.
— C’est une ordure, dit-il, mais je ne lui ferai rien. Ce n’est pas mon affaire.
Elle fit un pas vers lui. En dépit de la coiffure sage couvrant les tempes, elle était terriblement appétissante avec ce tulle arachnéen et cette belle bouche entrouverte. Jim chercha son regard. De nouveau, mêlée à la frayeur, il vit une lueur trouble, mélange de langueur et de fixité. Doucement elle répéta :
— Je vous en prie, ne dites à personne où se trouve Klaus. Sinon, ils viendront le tuer. C’est une terrible erreur, il n’a jamais rien fait.
Elle était si près de lui qu’il sentait son haleine tiède et son parfum. Gauche et décontenancé, Jim Douglas devinait quelque chose de plus que la peur apparente et la supplication.
— C’est un horrible salaud, parvint-il à dire avec une conviction profonde. J’ai lu ce qu’il a fait. Une fois, il a arraché la peau du visage d’une Hollandaise pour la faire parler. Comment pouvez-vous aimer un type pareil ?
Monica Izquierdo secoua la tête sans répondre. Puis elle sembla glisser sur le parquet et se retrouva contre Jim Douglas, sa bouche contre son oreille.
— Ne dites rien, répéta-t-elle, ne dites rien, je ferai tout ce que vous voulez.
Le tulle transparent effleurait le blouson de cuir. Le jeune Américain baissa les yeux et s’aperçut que les seins pointaient à travers le tissu léger, autonomes et provocants. Son regard remonta et plongea dans les immenses yeux noirs. Ce qu’il y lut le laissa pantois : Dona Izquierdo avait vraiment envie de lui. À ce même moment les hanches de la jeune femme s’appuyèrent contre lui, non pas avec la raideur d’une femme lucide essayant d’obtenir une faveur d’un inconnu, mais avec la langueur d’une femelle quêtant un mâle.
Une onde fulgurante de désir lui brûla le ventre mais il parvint à s’écarter de la jeune femme. C’était trop incroyable pour l’entamer vraiment. Cette femme s’offrait à lui pour protéger un autre homme.
— S’il accepte de me répondre, fit-il d’une voix altérée, je jure que je ne dirai pas où il se trouve.
Dona Izquierdo se tordit les mains. La lueur trouble de ses yeux avait brusquement fait place à une panique presque palpable.
— Mais il ne peut pas, sanglota-t-elle, il n’a jamais travaillé pour la C.I.A…
Cette candeur énerva subitement le jeune Américain. Maintenant, il avait hâte de se retrouver dehors, sous le ciel pur des Andes. Ce monde le dégoûtait. La bibliothèque de Don Federico était une pièce toute en boiseries sombres avec un bureau en acajou et de profonds fauteuils et, au mur, des outils d’escalade. Les Andes valaient bien les Alpes bavaroises.
Jim Douglas marcha à grandes enjambées vers la porte. Dona Izquierdo poussa un cri, comprenant qu’il s’en allait.
— Don Federico !
La porte du bureau s’ouvrit si brusquement que Jim Douglas faillit recevoir le battant dans la figure. Il se trouva en face de l’Allemand qui bouchait la sortie. Ses yeux gris-bleu fixèrent calmement la jeune femme et Jim Douglas. Il avait dû attendre derrière la porte.
— Qu’y a-t-il ?
Sa voix était calme et glaciale. Il se tenait très droit, et toisait Jim Douglas comme s’il avait été un prisonnier russe trente ans plus tôt.
Dona Izquierdo renifla.
— Il ne veut rien entendre, murmura-t-elle.
L’Allemand haussa les épaules avec insouciance.
— Ma chère, nous ne pouvons pas convaincre ce jeune homme qu’il se trompe. Après tout, qu’il aille raconter ce qu’il veut, nous sommes dans une démocratie, nicht war ?
L’imperceptible ironie des derniers mots passa au-dessus de Dona Izquierdo. Elle fixa Don Federico comme s’il avait perdu la raison. Mais déjà, ce dernier s’effaçait devant la porte du bureau, afin de laisser le passage à Jim Douglas.
Ce dernier avança, mal à l’aise. Il ne s’était pas attendu à cette scène déplaisante. Professionnel de l’agitation il était désarmé par les jérémiades féminines. Il passa devant Don Federico et s’arrêta une seconde sur le pas de la porte avec l’idée de se retourner et de dire au revoir. Une découverte lui donna un choc. De l’autre côté du couloir, par la porte de l’estancia demeurée ouverte, il apercevait la cour. Vide.
Le taxi qui l’avait amené avait disparu ! Dans le feu de la discussion, il ne l’avait pas entendu partir. Mais pourquoi l’avait-il laissé tomber, sans même se faire payer ?
Il tourna la tête pour demander une explication. Durant une fraction de seconde, une scène incroyable s’imprima sur sa rétine : Dona Izquierdo, la main devant la bouche, les yeux agrandis de terreur, Frédéric Sturm brandissant à deux mains au-dessus de sa tête un court piolet de montagnard.
Le jeune Américain hurla quand la large lame pénétra de sept centimètres dans son crâne, juste au-dessus de la tempe gauche.
Pourtant, il ne tomba pas. Repoussé contre le mur par la violence du coup, il resta immobile. Machinalement, il porta la main à son crâne et ramena du sang et de la matière cervicale qu’il regarda avec incrédulité. Comment son cerveau pouvait-il continuer à fonctionner ? Puis la douleur l’envahit, vrillante, impitoyable. Tout se brouilla devant ses yeux. Ses lunettes étaient tombées. Il vit la gigantesque silhouette de Frédéric Sturm s’approcher de nouveau, le piolet brandi. Il leva les bras pour se protéger et cria de toute la force de ses poumons. On était en train de le tuer.
L’acier fit craquer sa boîte crânienne comme une noix. Cette fois, il s’écroula comme une masse et ne sentit plus rien.
Une large tache de sang s’étalait sur le tapis gris. Don Federico avait repoussé le cadavre de Jim Douglas dans un coin. Comme un automate, il prit une bouteille de cognac Hennessy sur la table basse et en but une grande rasade au goulot. Puis il se laissa tomber dans un fauteuil.
Vidé.
Il y avait bien longtemps que l’Allemand n’avait pas participé à une action violente. L’alcool le fit frissonner. Debout contre le bureau, Monica Izquierdo sanglotait convulsivement, en se tordant les mains. C’était le seul bruit dans la maison. Les serviteurs chulos s’étaient bien gardés de venir demander ce qui se passait. Don Federico avait renvoyé lui-même le vieux Friedrich avec cinquante dollars, lui expliquant qu’il gardait son hôte à déjeuner.