Le buste de feu le Président Barrientos, au fond du bureau, sembla cligner de l’œil. Dans un pays où le Crime avait depuis longtemps rattrapé la Justice et lui avait tordu le cou…
— Je ne suis mêlé à aucun trafic et on m’a tendu un piège, dit sèchement Malko. Pour des raisons que vous devez connaître.
Il ne pouvait pas en dire plus. Ivre de rage, il réalisa que Cambell et Gomez jouaient le même jeu.
— Même si je dois rester dix ans dans cette cellule, continua-t-il, je n’avouerai pas mon prétendu trafic. Et si on m’assassine, vous en serez responsable.
Le major Gomez n’avait pas bronché. Jack Cambell croassa :
— Il ne s’agit pas de vous assassiner. Je suis venu ici au contraire pour assister à votre mise en liberté provisoire. Le major Gomez a bien voulu accepter ma caution morale, en dépit des preuves accumulées contre vous. Bien entendu, vous devrez quitter La Paz dans les vingt-quatre heures. Il y a un avion de la Braniff demain à midi trente…
Le major Gomez griffonna sur des papiers qu’il tendit à Jack Cambell. Malko pointa le doigt vers sa Samsonite, toujours sur le bureau du major Gomez.
— Et mes affaires ?
Le major leva un visage sans expression :
— Ce sont les pièces à conviction, Señor. Il y a déjà les scellés dessus. Cela reste à la disposition de la justice bolivienne… Voici votre passeport dont vous aurez besoin demain.
Malko sentit la moutarde lui monter au nez.
— Cette valise contient des documents appartenant au gouvernement américain, dit-il. J’entends qu’ils me soient rendus.
Le Bolivien eut un sale sourire :
— Si ce que vous dites est vrai, ces documents seront rendus à M. Cambell ou au chargé d’affaires…
L’astuce était là ! Jack Cambell avait dû le convaincre que, les empreintes digitales de Klaus Heinkel en leur possession, Malko n’était plus dangereux. Même s’il allait se plaindre à Langley.
Mais pourquoi diable jouait-il à ce point le jeu du Bolivien, contre les instructions d’une autre division de la C.I.A. ?
La première chose était de sortir de là. Il se leva et prit le passeport tendu par le major Gomez. Les effusions furent brèves.
Sa poitrine se dilata de soulagement quand il se retrouva sur la galerie extérieure. La cour était toujours pleine de chulos. Il respira voluptueusement l’air frais, pensant à son malheureux compagnon de cellule. Jack Cambell attendit qu’ils soient Plaza Murillo pour remarquer d’une voix acerbe :
— Je vous ai sorti d’un drôle de pétrin ! Nous nous verrons demain à l’aéroport d’El Alto. Soyez à l’heure. Je ne veux pas d’histoires avec les autorités boliviennes.
Malko se demanda s’il lui donnait tout de suite un coup de pied dans le ventre ou s’il attendait d’avoir repris des forces. Il opta pour la seconde solution. Sans un mot, il quitta l’Américain et descendit la rue Ayacucho.
Il n’avait pas parcouru vingt mètres qu’un claquement de pas rapides le fit se retourner. Lucrezia courait vers lui à perdre haleine. Elle le rattrapa et se jeta dans ses bras. À cause de la pente, ils faillirent rouler jusqu’à l’avenue Camacho. Dès qu’il pleuvait, les taxis ne pouvaient plus monter dans la vieille ville, tant la chaussée était glissante.
— J’ai faim, dit Malko.
— Je t’ai préparé une apparillada comme tu n’en as jamais mangée, fit Lucrezia. J’ai eu si peur…
— Comment as-tu fait pour me retrouver ?
Elle secoua joyeusement la tête.
— À l’hôtel, on m’a dit que tu avais été arrêté. J’ai réussi à apprendre où tu étais. Je voulais qu’on sache que je t’avais vu. Ensuite, j’ai été à l’ambassade américaine. J’ai vu le consul et j’ai menacé de faire un scandale. Comme je t’avais vu, le major Gomez ne pouvait pas dire qu’il ne te détenait pas…
— Mais tu n’avais pas peur pour toi ?
— Non. Mon père est trop connu. Bien sûr, ils auraient pu me battre, mais ils ne m’ont pas attrapée…
Lucrezia était une alliée de poids. Malko s’arrêta pile :
— Sais-tu où je pourrais téléphoner à l’étranger ?
— Bien sûr, chez I.T.T., rue Socabaya. C’est près de chez moi.
— Allons-y.
Jack Cambell allait sortir de son bureau lorsqu’il se heurta à Malko qui ne s’était pas fait annoncer. Ses yeux dorés avaient complètement viré au vert. L’Américain ouvrit la bouche, mais Malko, sans lui laisser le temps de parler, le repoussa dans son propre bureau et referma la porte derrière lui.
— Mon cher Cambell, dit-il d’une voix glaciale, ou vous m’écoutez tranquillement ou je vous passe par la fenêtre.
— Vous êtes devenu fou, ou quoi ? bredouilla l’Américain…
— Non, dit Malko. Je viens seulement de téléphoner à David Wise. Vous savez de qui il s’agit, n’est-ce pas ? Il m’a réitéré l’ordre de continuer ma mission. C’est-à-dire de retrouver Klaus Heinkel et de le faire arrêter. Pour des raisons qui sont au moins aussi importantes que les vôtres. Nous sommes à quelques mois des élections et l’Administration n’a pas du tout envie de se trouver avec un scandale sur le dos. Un pool de journalistes est en train de préparer un dossier sur l’affaire Klaus Heinkel…
— Tout ceci va vous être confirmé par câble dans les heures qui viennent. Bien entendu, je ne pars plus. Le State Department a câblé dans ce sens au ministre de l’Intérieur bolivien… Puisque vous êtes si bien avec le major Gomez, mettez-le au courant.
Il sortit de la pièce et salua poliment l’horrible secrétaire moustachue.
Revigoré.
Chapitre XIII
Malko ouvrit l’enveloppe déposée dans sa case le cœur battant.
« Venez ce soir à huit heures 3462 avenida Sanchez Lima. M.P. »
Ça repartait ! En sortant de son algarade avec Jack Cambell, il avait appelé Moshe Porat, le consul d’Israël. C’était une des dernières cartes qui lui restaient à jouer avant de renoncer.
Mais, au téléphone, l’Israélien avait été assez évasif, ne voulant pas fixer de rendez-vous…
Il était huit heures moins cinq. L’adresse du mot n’était pas celle de Moshe Porat.
Est-ce que ce n’était pas un nouveau piège ? À tout hasard, il laissa un message à l’attention de Lucrezia. Qu’on sache au moins où il allait.
Il pleuvait et il dut attendre dix minutes avant de trouver un taxi qui veuille l’emmener Avenida Sanchez Lima. C’était un peu plus bas que le Prado, dans un quartier de villas élégantes. Le Président de la République habitait un peu plus loin et il y avait un policier derrière chaque réverbère.
Le 3462 était une villa jaune avec un perron, à côté de l’ambassade d’Argentine. Une lumière brillait à l’intérieur.
Malko laissa généreusement deux pesos au taxi et monta les marches.
Blonds, massifs, des épaules de débardeurs, les deux hommes avaient un vague air de ressemblance. Assis dans de profonds fauteuils, ils sourirent à Malko. Moshe Porat lui dit :
— Pour des raisons évidentes, je ne vous présenterai pas nos amis. Disons qu’ils s’appellent Samuel et David…
Samuel et David dévisagèrent Malko. Il s’assit en face d’eux. Le consul d’Israël entra tout de suite dans le vif du sujet.
— Nous avons suivi de très près vos efforts, dit-il. Nous étions au courant de tout, même de votre kidnapping par le major Gomez. Mais je n’avais pas encore d’instructions de Tel-Aviv. Samuel et David viennent d’arriver à La Paz. Ils appartiennent tous les deux à la Division 6. Vous savez de quoi il s’agit ?