— Si Votre Grâce veut nous faire la faveur de se déshabiller…
Ils aimaient assaisonner leur sordide besogne de courtoisie espagnole.
Dignement, le père de Lucrezia se déshabilla. Quand il fut entièrement nu, le premier policier pointa un doigt menaçant sur lui :
— Seigneur, votre trahison marque d’une tache ineffaçable l’honneur de la Bolivie.
— De quoi parlez-vous ?
Les deux malfaisants ricanèrent.
— Votre Grâce va nous le dire elle-même.
Brutalement, après lui avoir attaché les mains avec des menottes, ils le firent basculer la tête la première dans la baignoire d’eau glacée. L’un d’eux jura, éclaboussé. Le vieil homme retint son souffle aussi longtemps qu’il le put, puis chercha désespérément à se redresser. Quatre mains pesèrent sur ses épaules. Les secondes passaient. Un des policiers suivait l’aiguille de son chronomètre. Quand il n’y eut presque plus de bulles à la surface, ils arrachèrent le torturé à la baignoire.
Il resta la bouche ouverte, vomissant et essayant de reprendre son souffle.
Un des policiers alluma une cigarette et lui souffla la fumée au nez, ce qui le fit tousser :
— Votre Grâce a-t-elle décidé d’éclairer notre conscience ?
Le père de Lucrezia se tut. Il savait qu’il lui suffisait de donner deux ou trois noms. Ils seraient arrêtés, sans vérification, torturés jusqu’à ce qu’ils avouent d’autres « crimes ». Ainsi le control politico avait toujours du pain sur la planche. Voyant qu’il était revenu à un rythme de respiration plus normal, les deux policiers poussèrent le père de Lucrezia en arrière dans la baignoire. Cette fois, il n’eut pas le temps de prendre son souffle. Ses poumons se remplirent d’eau et il suffoqua.
Ses bourreaux n’y firent pas attention. Quand l’aiguille du chronomètre eut dépassé soixante, ils le tirèrent du fond de la baignoire. Mais le vieil homme resta inerte, ne vomit pas, ne se débattit pas.
Un des policiers fit retentir le nom du Seigneur qu’il accusait de mœurs contre nature.
Ils le sortirent de la baignoire et l’allongèrent sur le sol. Le plus âgé colla son oreille à la poitrine : le cœur avait cessé de battre… Il se redressa et envoya un violent coup de pied au cadavre.
Le major Gomez allait être furieux. Rapidement, les deux policiers rhabillèrent le mort, lui remettant même sa cravate. Dès qu’il eut tous ses vêtements, ils l’assirent sur le tabouret. L’un d’eux le tint tandis que l’autre sortait un colt automatique 11,43.
À bout portant, il tira deux balles dans le dos du cadavre. Cela fit deux énormes taches de sang sur le devant. Le policier rentra son pistolet et demanda :
— Tu écris le rapport ? Abattu pendant une tentative de fuite…
Lui aurait bien été en peine de le faire, n’épelant son propre nom que difficilement.
— Il faut prévenir le major, dit-il.
Le major Gomez n’arrivait pas à détacher les yeux de la strip-teaseuse en train d’enlever interminablement son slip minuscule. Le Maracaïbo, sur le Prado, en dépit d’une entrée minable, était le seul endroit de ce genre à La Paz.
Spectacle qui plongeait Gomez dans des abîmes de délectation.
Au moment où la fille allait apparaître nue, une main effleura son épaule respectueusement. Il tressaillit, puis reconnut un des hommes du control politico.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
L’autre chuchota à son oreille. Gomez sursauta. Soudain, il vit la fille sur la scène, telle qu’elle était : fanée, pleine de cellulite et flasque.
— Peros stupidos[21] ! gronda-t-il. Je vais vous envoyer dans le Chaco pour le restant de votre carrière.
L’autre resta au garde-à-vous, servile et terrifié.
— Qu’est-ce qu’on fait du corps ? bredouilla-t-il.
— Ramenez-le chez lui.
Il se leva, écœuré, sans attendre la fin du spectacle. La mort du père de Lucrezia allait faire du bruit. Personne ne croirait qu’il avait voulu s’évader. Gomez apostropha son sbire :
— Qu’est-ce que tu attends ?
L’autre avala sa salive.
— Sa fille vous attend dehors, Excellence. Avec un homme blond. Je les arrête ?
Le major Gomez comprit alors que sa soirée était définitivement perdue.
— Tu leur as dit que j’étais là ?
— Non, mais ils ont vu votre voiture…
Le major Gomez se leva lourdement avec un regard de regret pour la fille qui entrait en scène. Comme toujours, la dernière était la plus belle…
Lucrezia sauta sur lui dès qu’il sortit sur le trottoir.
— Où est mon père ?
Devant les yeux flamboyants de la jeune femme, le major eut peur, sa main chercha machinalement la crosse de son pistolet. L’homme blond se tenait derrière Lucrezia, toujours aussi élégant et inquiétant.
Gomez hésita entre la lâcheté et le cynisme.
— Votre père doit être chez vous maintenant, dit-il.
Les traits de Lucrezia se détendirent d’un coup.
— Vous l’avez relâché ?
Hugo Gomez se gonfla d’importance.
— Non. Il a avoué en s’enfuyant.
— Avoué ?
Les yeux de Lucrezia s’étaient démesurément agrandis.
— Il a échappé à mes hommes et ils ont été obligés de l’abattre, dit Gomez. C’est donc la preuve qu’il était coupable.
— Vous l’avez tué, fit Lucrezia d’une voix basse et cassée. Vous l’avez tué !
Il y avait une telle intensité dans sa voix que Gomez recula instinctivement. Malko s’attendait à un éclat. Mais Lucrezia se contentait de répéter à voix basse :
— Vous l’avez tué, assassin, vous l’avez tué !
Ce calme apparent démonta Gomez. Il battit en retraite vers sa Mercedes noire, poursuivi par la voix de Lucrezia.
— Assassin, pero immundo[22], assassin !
Peu à peu son ton montait et sa voix se répercutait sur la carcasse inachevée et sinistre de l’Edificio Herman. Les portières claquèrent, la voiture démarra, mais Lucrezia continua à hurler de plus en plus fort :
— Assassin, assassin !
Puis, d’un coup, elle s’effondra dans les bras de Malko.
Chapitre XIV
Le son, tantôt grave, tantôt aigu, de la quena se détachait d’une façon presque irréelle sur le silence de la nuit.
Les yeux ouverts dans le noir, Don Federico Sturm écoutait, perplexe. L’air raréfié de l’Altiplano transmettait les bruits très loin. Il consulta le cadran lumineux de sa montre : cinq heures du matin. Qui jouait de la flûte en pleine nuit ?
Le chant de la flûte indienne continuait, doux, nostalgique. Bien que cela n’ait rien de menaçant, Don Federico en ressentit une angoisse inexplicable. Il était pourtant en sécurité dans son estancia. Tous les policiers de Huarina se seraient fait couper en morceaux pour lui. Il leur avait fait construire un poste de police tout neuf : le plus beau de Bolivie. C’étaient des choses auxquelles ces gens simples étaient sensibles.
L’Allemand eut envie de se lever et d’aller voir. Monica bougea soudain dans son sommeil, passant une de ses longues cuisses sur son ventre. Sa main caressa l’épaule de la jeune femme, puis descendit jusqu’au sein dont il épousa la forme.
Il lui sembla que Monica se cambrait imperceptiblement, mais elle ne se réveilla pas.
La longue chemise de nuit en dentelle noire était relevée autour de ses hanches. Il contempla le ventre plat ombré de noir, avec un désir fulgurant et une furieuse envie de la prendre endormie, de se satisfaire sans se préoccuper de son plaisir à elle.