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Sans la quena qui jouait toujours, c’eût été un sommet d’érotisme.

Il ne cachait plus sa liaison avec Monica Izquierdo depuis le jour où il l’avait violée. Elle avait été le raconter à Klaus Heinkel qui en avait fait toute une histoire. Don Federico s’était découvert, lui mettant le marché en main : il le gardait à l’estancia mais désormais c’est lui qui couchait avec Monica. Le premier soir, elle avait pleuré toute la nuit et il avait presque été obligé de la prendre de force. Peu à peu, elle avait cessé de résister et c’est elle qui venait au devant de lui, dans le noir, comme si elle avait honte d’elle-même. Insatiable, elle s’allongeait sur lui et ne l’abandonnait qu’épuisé. Don Federico se sentait revivre.

Par contre, Klaus Heinkel dépérissait. En dehors des repas, on ne le voyait presque plus. Il restait des heures dans la petite chambre que Don Federico lui avait attribuée. L’Allemand souhaitait secrètement que l’autre prenne la fuite, mais c’était peu probable. Bien sûr, le Pérou n’était pas loin, mais il y serait arrêté immédiatement. Revenir à La Paz, c’était un suicide. Il restait le Paraguay, bien loin et hasardeux. Il était pris au piège dans cette estancia du bout du monde, obligé d’abandonner ce à quoi il tenait le plus pour survivre…

Tout d’un coup réveillée, Monica se coula contre son amant, chaude et ouverte.

— Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?

Il n’eut pas le temps de répondre : les volets furent ouverts brusquement, tirés de l’extérieur et la clarté de l’aube pénétra dans la pièce. Don Federico resta paralysé quelques secondes, puis plongea vers sa table de nuit, pour attraper son parabellum.

Au même moment quelque chose fut projeté à travers la fenêtre et atterrit sur le plancher devant le lit. Monica poussa un hurlement.

Nu comme un ver, Don Federico sauta du lit et se rua vers la fenêtre. On n’entendait plus la quena. La cour de l’estancia était déserte et silencieuse. Il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Assise sur le lit, Monica, les seins pointant sous la dentelle noire, fixait le plancher. Elle poussa un cri strident, la main tendue vers ce qu’on avait jeté par la fenêtre.

Don Federico se retourna et crut que son cœur s’arrêtait. Au pied du lit se trouvait la tête proprement décapitée de « Cantouta », la vigogne.

* * *

Depuis le jour où les Russes avaient volatilisé ses chars devant Smolensk, Don Federico Sturm ne se souvenait pas d’avoir éprouvé une telle fureur. Ceux qui avaient tué et mutilé son innocente vigogne savaient à quel point il tenait à elle, quel coup ce serait pour lui.

Devant le personnel de la ferme rassemblé et réveillé en hâte, il écumait de rage. Personne n’avait rien vu ou entendu. Sauf la quena. Un vieux chulo venait de lui expliquer en tremblant que l’air joué par la flûte inconnue était une mélopée maléfique, faite pour appeler les démons. Même s’ils s’étaient douté de l’horrible mort de la vigogne, aucun des Indiens n’auraient mis le nez dehors.

Alerté par le brouhaha, Klaus Heinkel apparut à son tour. Don Federico ne lui adressa même pas la parole. Retournant dans sa chambre, il prit la tête de la vigogne et la posa doucement sur le lit, à côté de Monica. Horrifiée la jeune femme poussa un cri de folle.

— Enlève ça !

— Tais-toi, gronda Don Federico, ou je t’assomme !

Ses yeux gris-bleu étaient injectés de sang et ses mains tremblaient. Il resta quelques secondes à contempler la tête de la vigogne dont les yeux étaient restés ouverts. Puis il la prit tendrement dans ses bras et sortit de la chambre. Il alla jusqu’à l’enclos où gisaient les restes de « Cantouta » et appela un chulo.

— Apporte une pelle.

L’autre revint avec l’outil et voulut commencer à creuser. Don Federico la lui arracha et se mit au travail. À cause de l’altitude, il fut très vite essoufflé, mais continua, les dents serrées, de grosses veines saillant sur ses tempes. Depuis longtemps, il n’avait pas fourni un tel effort.

Quand le trou fut assez profond, il y fit basculer d’abord le corps vidé de son sang. Le contact du poil doux lui donna envie de pleurer. Jamais plus il n’aurait une telle amie. Il posa ensuite la tête sur le corps et la regarda une dernière fois avant de jeter la première pelletée de terre. Lorsqu’il eut fini, il se sentit vide et seul. L’Altiplano lui semblait hostile, étranger. Il avait envie de partir.

À travers la fenêtre, il aperçut Monica qui l’observait et une bouffée de rage l’envahit. Si elle ne s’était pas montrée à cet imbécile d’Américain, rien ne serait arrivé et « Cantouta » serait toujours vivante.

Au passage, il eut même une petite pensée de compassion pour le vieux Friedrich, étranglé sur son ordre dans la prison toute neuve de Huarina. Les tempes battantes et le cœur glacé, il rentra dans la maison. Klaus Heinkel errait dans le couloir avec un air de souris effrayée. Don Federico s’enferma dans la bibliothèque.

Il avait besoin de penser à sa riposte. Pas question de laisser impuni le meurtre de sa vigogne. Ceux qui s’étaient livrés à cet acte cruel avaient mûrement pesé leur geste, lui transmettant un message en quelque sorte.

C’était cet avertissement qu’il voulait comprendre. C’était une histoire d’Européens. Les Boliviens n’avaient pas assez de subtilité pour ce genre de choses. Ils seraient tout simplement venus déposer dix kilos d’explosifs sous sa fenêtre. Ils n’auraient pas essayé de l’atteindre dans son âme.

* * *

— Ils reviendront et ils vous tueront.

Klaus Heinkel baissa la tête. Monica ne le quittait pas des yeux. Elle pouvait presque sentir physiquement la haine de Heinkel pour le beau, l’élégant, le riche Don Federico.

— Ils veulent peut-être seulement vous intimider, dit Heinkel.

Don Federico fixa la larve blême et chauve d’un air méprisant.

— Mon cher camarade, dans l’intérêt même de votre sécurité, il ne va pas être possible que vous restiez ici plus longtemps…

L’ancien gestapiste ne broncha pas. C’était un homme de secret qui n’aimait pas les éclats de voix. Au cours des dernières années il avait appris à encaisser les chocs. Comme les serpents, il gardait toujours une goutte de venin en réserve. Et il savait que Don Federico ne pouvait pas le larguer dans La Paz…

La journée avait passé sans éclat, mais il sentait la tension de Don Federico.

— Il faudra peut-être trouver une autre solution, reconnut-il.

— J’y ai pensé, fit Don Federico. Je possède une plantation de quinine dans le Béni[23]. Vous pourriez aller y passer quelques semaines.

Heinkel sourit obséquieusement.

— C’est une très bonne idée, mais Dona Monica ne supportera pas le climat, ni l’éloignement…

Il essayait de dissimuler sa fureur. L’autre voulait l’expédier au diable, dans une région déserte et malsaine ! À l’idée d’être séparé définitivement de Monica, il était galvanisé.

— Ce serait plus logique de nous en prendre à nos ennemis, suggéra-t-il. Vous êtes assez puissant pour le faire.

La menace était à peine déguisée.

— Je l’ai déjà fait, grommela Don Federico. J’ai pris des risques énormes en vous faisant passer pour mort. Cette canaille de Gomez pourrait me faire chanter jusqu’à la fin de mes jours.

— Nous avons quelques jours pour trouver une solution, conclut Klaus Heinkel. Je vais y réfléchir.

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23

Région nord-est de la Bolivie.