Le barman surgit aussitôt.
— Prenez un pisco sour, conseilla Dona Izquierdo, c’est ce qu’il y a de moins mauvais.
Elle-même buvait un mate de coca, l’horrible tisane douceâtre dont raffolent les Boliviens.
— Pourquoi ce rendez-vous ici ? demanda Malko.
Monica Izquierdo eut un sourire triste.
La Paz est dangereux pour moi. On connaît mes liens avec Klaus Muller. Ses ennemis et ses amis seraient heureux de me faire taire. À commencer par le major Gomez. Je sais trop de choses. Ici, personne ne viendra me chercher. Le barman a travaillé trois ans chez moi comme maître d’hôtel. Je lui ai dit que j’avais un rendez-vous galant…
On apporta le pisco sour. La jeune femme portait une robe de soie imprimée avec des bas noirs. Sa beauté contrastait merveilleusement avec les lugubres pensionnaires de l’établissement. Serrés comme ils l’étaient dans le petit box, Malko sentait, à travers son alpaga léger, la tiédeur de son corps. Involontairement, il toucha sa jambe et elle ne la retira pas. Ses pupilles étaient dilatées comme si elle se droguait. Sa voix avait, par moments, un débit saccadé et métallique.
— Pourquoi avez-vous voulu me voir ? demanda-t-il.
— C’est vous qui me l’aviez suggéré, n’est-ce pas ?
— Oui, si vous aviez quelque chose à m’apprendre.
— J’ai quelque chose.
— Quoi ?
— Le moyen de gagner cinquante mille dollars.
Malko resta muet. Ce n’était pas la première fois qu’on lui offrait de l’argent. Cinquante mille dollars, c’était à peu près ce qu’il lui fallait pour refaire le toit troué de la partie centrale de son château de Liezen. S’il attendait trop, il faudrait aussi changer les solives pourries par la pluie, et cela coûterait une petite fortune.
Prenant son silence pour un acquiescement, Monica Izquierdo dit rapidement :
— Je pourrais vous les donner demain matin. En liquide.
— Que me demandez-vous en échange ?
Elle fronça ses épais sourcils noirs.
— Vous le savez très bien.
— Que je ne recherche plus Klaus Heinkel ?
— Oui.
Il but une gorgée de son pisco sour, avant de répondre.
— Vous êtes venue pour rien. Trop de gens sont morts à cause de cette histoire. Cinq déjà. Si je peux, je livrerais Klaus Heinkel à ceux qui le recherchent.
Le visage de Monica se durcit.
— Je vois. Ce n’est pas assez.
— Ce n’est pas une question d’argent, dit Malko.
Elle le fixa avec une expression indéfinissable, puis demanda lentement :
— C’est moi que vous voulez ? En plus de l’argent.
Il lutta contre l’instinct venu de ses reins qui lui disait de prendre Monica d’abord et de discuter ensuite. Ce sont des choses qu’un gentilhomme ne fait pas, même à titre de dommages de guerre…
— Vous êtes extrêmement séduisante, dit-il, mais je dois retrouver Klaus Heinkel.
Le juke-box s’était mis à jouer et ils étaient obligés de crier pour se parler.
— Alors je suis venue pour rien, fit sèchement Monica.
— Pourquoi voulez-vous tellement sauver Klaus Heinkel ? Vous savez ce qu’il a fait en Europe ? Voulez-vous des détails…
Elle balaya l’objection.
— Je m’en moque ! C’est le dernier service que je peux lui rendre…
Son intonation intrigua Malko.
— Le dernier ! Je croyais que vous vous étiez enfuie avec lui.
Elle baissa la tête, jouant avec sa tasse.
— C’est exact, mais beaucoup de choses se sont passées depuis. Je suis amoureuse d’un autre homme.
— Don Federico ?
— Oui.
— Encore un nazi.
— Je me dégoûte parfois, murmura-t-elle. Don Federico me fait peur. Il m’a violée la première fois et j’ai cru qu’il me ferait toujours horreur. Plus tard, je me suis laissée faire.
— J’ai été tellement privée d’amour que j’ai une espèce de fringale sexuelle maintenant.
Elle posa sur Malko un regard vide et brûlant à la fois :
— Si vous m’emmeniez dans une chambre, je me laisserais faire. Même sans arrière-pensée d’échange. Parce que vous êtes dangereux, comme eux.
Il y eut un froissement de tissu et le barman passa la tête dans le box.
— Attention, dit-il, les hommes du control politico sont là, ils inspectent tous les boxes…
La tête disparut.
— Il ne faut pas qu’on me reconnaisse, souffla Monica.
Malko n’eut pas le temps de faire de suggestions.
Enlaçant Malko, elle l’embrassa avec une douceur insistante, prolongée. Ce qu’elle mettait dans son baiser était tel qu’il eut une réaction quasi immédiate. Puis, sans transition, Dona Izquierdo se laissa glisser à genoux, la tête à la hauteur de la banquette. La robe remontée découvrant entièrement ses cuisses, elle ressemblait aux autres filles du bordel.
Lorsque deux policiers en costume sombre écartèrent le rideau, ils ne virent que la houle régulière des cheveux noirs et le regard glauque de l’homme au bord du plaisir. Ils ricanèrent de voir ce gringo dans ce bordel minable.
Quelques minutes plus tard, Monica se releva, les joues en feu, le chignon défait, haletante.
— Je ferais une bonne putain, dit-elle simplement.
Avec un mélange d’amertume et de fierté.
Malko eut du mal à redescendre sur terre. La belle bouche de Monica Izquierdo était le plus beau cadeau qu’une femme puisse faire à un homme.
— Je ne m’attendais pas à cela en venant ici, dit-il.
— J’ai eu envie de vous dès que je vous ai vu à l’estancia.
Lentement, elle redevenait une belle bourgeoise, inaccessible. Elle se remit du rouge à lèvres. Malko contemplait la belle bouche qui venait de lui donner tant de plaisir. Les femmes étaient décidément incompréhensibles… Elle acheva de se recoiffer. Comme s’ils venaient de prendre le thé, elle lui tendit la main.
— Au revoir.
La parenthèse était refermée. Elle s’était conduite comme un homme.
— Où comptiez-vous trouver cet argent ? demanda-t-il. Vous lui en faites cadeau ?
Elle eut une moue méprisante.
— Quand même pas. Klaus a confié de l’argent et des papiers à un de ses amis qui vit dans un couvent. J’ai rendez-vous avec lui demain matin.
Malko se leva et quitta le box le premier.
Lucrezia l’attendait dans le taxi, entourée de mégots. Elle le dévisagea d’un air soupçonneux.
— Tu as eu le temps d’essayer toutes les putains…
— La discussion n’a pas été facile, dit-il avec beaucoup de diplomatie. Mais je sais où Klaus Heinkel cache les documents avec lesquels il fait chanter les Allemands. Nous allons essayer de nous en emparer demain. J’ai une idée.
Le retour se passa sans histoire. Lucrezia semblait songeuse.
Malko lui raconta ce que les Israéliens lui avaient dit du Père Muskie. C’était sûrement lui que Lucrezia allait voir.
Devant sa maison, elle proposa :
— Reste avec moi, je ne veux pas être seule.
Il obéit. Chez Lucrezia, il se sentait en sécurité. Elle l’observa se déshabiller. Tout à coup, elle prit sa chemise et l’examina pensivement.
— Ta Monica Izquierdo est une grande salope, dit-elle soudain.
Elle lui tendait sa chemise de voile. Sur le pan inférieur, les belles lèvres de Monica se détachaient nettement, décalquées par le vermillon de son rouge.