— L’argent. Les nazis en ont encore beaucoup. Un des groupes financiers d’Odessa a vendu au Panama, en zone franche, quatre tonnes d’or, l’année dernière… Tout cela sert en partie à acheter des complicités.
— Si les nazis n’avaient plus d’argent, les Boliviens et les Paraguayens les livreraient pieds et poings liés au plus offrant…
Moshe Porat fit un paquet des photos et des documents et les tendit à Malko :
— Vous pouvez rendre tout ceci à Don Federico. Cela ne peut pas lui servir à grand-chose. Je pense qu’il s’imaginait que Klaus Heinkel avait d’autres choses. Ils ont souvent peur de leur ombre, à force d’être traqués. En tout cas, le fait que ces documents soient tombés en votre possession met définitivement Klaus Heinkel hors course pour ses amis nazis.
— Ils vont le laisser tomber.
Malko serra les mains à la ronde. Il éprouvait quand même une intense satisfaction.
Peu à peu, les protections de Klaus Heinkel s’effondraient. Il restait encore le major Gomez…
Lucrezia l’attendait dans l’avenue Sanchez Lima. Ils passèrent devant la résidence du Président, gardée comme Fort-Knox. Devant, se trouvait une énorme photo entourée d’une foule importante, hurlant le slogan à la mode : « Vaincre ou mourir ».
— Ce sont des fonctionnaires, expliqua Lucrezia. S’ils ne viennent pas manifester, on leur retient trois jours de salaire.
— Maintenant, il faut retrouver Raul, l’assassin de Izquierdo et le faire parler, dit Malko. Allons voir Josepha.
Chapitre XVI
Jack Cambell parcourait les titres de Presencia, écoutant d’une oreille distraite. Les visites de Gordon, qui s’obstinait à venir à l’U.S.I.S. en treillis de combat étaient toujours un peu gênantes. Le « Docteur » répéta ce qu’il venait de dire :
— Le major Gomez tient absolument à ce que nous procédions de cette façon.
Excédé, l’Américain leva la tête de son journal.
— Si vous êtes venu ici pour obtenir un feu vert officieux ou officiel, vous perdez votre temps. Ce Prince me sort par les yeux autant que vous mais il est intouchable. Sous la protection de David Wise lui-même.
Le « Docteur » Gordon se rongea les ongles distraitement. Pas mal d’années avec les unités spéciales de « Bérets Verts » lui avaient appris le sens des nuances dans le meurtre. Parmi tout ce qu’il avait fait, bien peu de choses avaient été ordonnées officiellement ou même officieusement. Pourtant, aucun incident fâcheux n’avait entamé sa carrière.
Il se pencha en avant, faisant crisser ses bottes de para.
— Je veux seulement savoir ce qui vous arrivera s’il a un… disons pépin.
Les yeux de Jack Cambell lancèrent un éclair et il replia son journal. Il croassa :
— Tellement d’emmerdements que je ne veux même pas y penser. Qu’est-ce que ce minable peut faire au major, bon sang ? C’est de l’enfantillage.
Le « Docteur » hocha la tête douloureusement.
— Il lui a fait peur. Le major a horreur qu’on lui fasse peur. Et puis, il n’a pas renoncé à retrouver Heinkel. C’est sûrement lui qui a manigancé le meurtre de la vigogne. Don Federico est fou furieux et s’est plaint au major.
Jack Cambell se prit à rêver qu’un jour on le transférerait dans un pays civilisé. Le « Docteur » Gordon était insaisissable et dangereux comme un cobra. Impossible de le décoller de sa chaise. Il était dans tous les coups foireux de Gomez. C’est lui qui allait expliquer à certaines dames qu’il arriverait quelque chose de fâcheux à leur époux si elles ne se présentaient pas un après-midi au control politico avec leur culotte dans leur sac.
Le major avait horreur des efforts inutiles. Le nombre de Boliviennes qu’il avait ainsi culbutées sous le buste de Simon Bolivar défiait l’imagination. Quand il se détendait ainsi, ses subordonnés disaient aux visiteurs que le patron était en plein interrogatoire du troisième degré…
— Où voulez-vous en venir ? grinça Jack Cambell.
Gordon soupira :
— Que le major serait bien capable de freiner l’opération en cours si vous ne lui donniez pas satisfaction.
On y était. Chantage et corruption étaient les deux mamelles de la Bolivie. Jack Cambell essaya de faire le vide dans son cerveau. Ça recommençait. Que pouvait réellement le gros major visqueux ? Il dut reconnaître qu’étant donné les méandres de la politique bolivienne, il n’en savait rien. Certes, Gomez était haï. Mais ceux qui le haïssaient n’étaient pas au pouvoir pour l’instant.
— Et quelle est votre brillante idée ? demanda-t-il avec assez d’ironie pour pouvoir faire machine arrière.
— Oh, vous êtes sûr de n’avoir aucun ennui.
Avec précision, il commença à expliquer comment il avait imaginé de se débarrasser de Malko. Sans bavures pour Jack Cambell. Celui-ci écouta et se concentra. Il avait beau chercher, il ne trouvait pas de faille. Certes, on aurait toujours des soupçons mais l’opération qu’il allait réussir lui donnerait un certain crédit. Il se pencha par-dessus le bureau et croassa de son étrange voix éraillée :
— Écoutez bien, Gordon. Vous n’êtes pas venu aujourd’hui et vous ne m’avez jamais parlé de ce problème. Si vous dites le contraire, je jurerai sur la tête de n’importe qui et je me démerderai pour qu’on vous renvoie à Panama. Maintenant, foutez le camp !
Satisfait, le « Docteur » Gordon se leva, salua Jack Cambell d’un signe de tête et sortit du bureau. Entre gens de bonne compagnie, on finissait toujours par se comprendre.
Tremblant de rage, Klaus Heinkel faisait sa valise. La porte s’ouvrit sur la haute silhouette de Don Federico. Le cœur de Heinkel battit plus vite. Il plaqua un sourire sur sa bouche lasse et dit :
— Vous plaisantiez, n’est-ce pas, Herr Sturm ?
Don Federico le regarda comme s’il n’existait pas.
— Je ne plaisantais pas, répondit-il en allemand. Je vous donne une demi-heure pour foutre le camp d’ici et ne jamais y remettre les pieds. Vous avez trahi indignement la confiance de nos amis. À cause de vous des documents de la plus haute importance sont tombés entre les mains de nos ennemis…
Klaus Heinkel tomba tête baissée dans le piège.
— Herr Sturm, supplia-t-il, ces documents n’étaient pas vraiment importants ! « Ils » savent déjà tout cela.
— Tu m’as menti, alors, gronda l’ancien colonel SS. Tu m’as toujours dit que tu détenais des documents de la plus haute importance, que tu serais obligé de négocier si on en voulait à ta vie…
Klaus Heinkel se tut. Il n’y avait rien à dire. L’autre voulait se débarrasser de lui. Et surtout garder Monica. Cela le rendait malade, mais il n’osait pas encore réagir. Il pourrait peut-être encore avoir besoin du puissant Don Federico…
— Qu’est-ce que je vais faire ? pleurnicha-t-il.
Devant cet effondrement, Don Federico se sentit magnanime.
— J’ai parlé de toi au général Aruana. Il possède une petite exploitation de quinine où il accepte de t’employer. C’est dans le Béni. Là, personne ne viendra te chercher. En attendant, ton médecin accepte de t’héberger à La Paz. Tu connais sa maison, c’est à Florida. Tu y seras comme un coq en pâte.
Brusquement, Klaus Heinkel sentit que tout cela le jetait vers le danger.
— Herr Sturm, demanda-t-il, pourquoi ne me gardez-vous pas ? Ici seulement je suis en sûreté.
Les yeux gris-bleu de l’ex-colonel SS flamboyèrent.
— Parce que tu es un cochon imprudent ! Ils ont tué « Cantouta » à cause de toi.
— Très bien, fit Heinkel, je vais demander à Monica de venir avec moi.