Il voulut sortir de la chambre, mais Don Federico lui barra le chemin. Alors, d’une voix de fausset, Heinkel se mit à hurler :
— Monica ! Monica !
Don Federico tenta de le bâillonner, mais il lui échappa. Le grand Allemand le prit alors à bras-le-corps, lui cognant la tête contre le mur. Mais l’autre continuait toujours à appeler :
— Monica, Monica…
Don Federico regretta sincèrement de ne pas avoir son parabellum. On aurait été enterrer Heinkel dans la montagne. Il y eut des pas dans l’escalier et la voix effrayée de Monica Izquierdo demanda :
— Que se passe-t-il, Federico ?
— Ce chien de cochon ne veut pas s’en aller et menace de faire du scandale.
Monica eut un long regard pour l’homme dont elle avait été amoureuse, à cause de qui son mari était mort. Échevelé, rouge, affolé, ne trouvant plus ses mots.
— Dis-lui que tu veux venir avec moi, hurla-t-il, d’une voix aiguë. Dis-lui, à ce salaud qui me livre aux Juifs.
Ivre de rage, Don Federico lui cogna violemment la tête. Monica ne bougeait plus. Elle avait envie de vomir. La voix aiguë faisait vibrer ses tympans. Elle n’en pouvait plus de toute cette violence. La scène chez Father Muskie avait achevé de l’anéantir. Elle avait encore dans les narines l’odeur de la cordite. De plus, Klaus Heinkel l’avait grossièrement injuriée quand elle lui avait remis les cinquante mille dollars. Il avait fallu tout raconter à Don Federico.
D’où le drame.
Si elle avait été seule, elle aurait suivi Klaus Heinkel. Par pitié. Mais il y avait Don Federico ; son grand corps osseux, son sexe infatigable, sa cicatrice qu’elle s’amusait à suivre du doigt.
Elle fit demi-tour et dévala l’escalier en courant. Pour ne plus entendre les cris. Don Federico prit Klaus Heinkel par le bras.
— Los, schnell…
L’autre se laissa faire, anéanti. Jusqu’à la dernière seconde, il avait espéré que Monica ne le laisserait pas tomber. Federico était beaucoup plus fort que lui ; il le lâcha au rez-de-chaussée et l’avertit.
— Je ne veux pas que les chulos nous voient nous battre. Alors, au nom du Führer, un peu de dignité.
Le Führer… il y avait bien longtemps que Klaus Heinkel n’y pensait plus. C’était un monde disparu, oublié, renié. Devant l’immensité de l’Altiplano, il fut brusquement pris de panique. Qu’allait-il devenir dans ce pays hostile et froid, où on respirait à peine ?
— Mais comment vais-je atteindre La Paz ? gémit-il.
Don Federico eut un sourire narquois.
— Tu peux marcher, non ? Certains de mes hommes sur le front de l’Est ont parcouru deux mille kilomètres à pied. La Paz n’est qu’à soixante kilomètres. Les pèlerins reviennent de Copacabana… Tu ne te sentiras pas seul…
Il le dominait de toute sa taille. Klaus Heinkel sentit qu’il ne le fléchirait pas. Une dernière fois, il se retourna pour essayer d’apercevoir Monica, mais la Bolivienne se cachait. Il s’éloigna lentement, dans la grande allée bordée d’arbres. Quelques semaines plus tôt, il était arrivé là, entouré de la sollicitude de Don Federico, accompagné d’une jeune et belle femme qui avait tout abandonné pour lui. À l’abri de ceux qui lui voulaient du mal.
Parce qu’un imbécile de boy-scout idéaliste s’était penché sur son cas, tout s’était écroulé.
Il arriva sur la route au moment où un bus passait. Le véhicule ralentit mais Klaus Heinkel se retint de lever le bras. Il avait trop honte, lui un Blanc, de se mêler aux chulos crasseux et ignares.
Les rives marécageuses du lac Titicaca n’étaient qu’à dix minutes de marche. Il eut envie d’aller s’engloutir dans l’eau glacée. Mais il n’était pas doué pour la mort… Sa valise à la main il prit finalement la direction de La Paz.
— Deux hommes du control politico veulent vous parler, Señor.
Klaus Heinkel hésita. Son médecin n’était pas là et il se trouvait seul dans la grande villa de la Calle Man Cesped ; il fut tenté de dire qu’il ne voulait pas les voir ou de mentir. Mais le chulo semblait terrifié.
— J’y vais, dit-il.
La glace lui renvoya l’image de traits défaits, de cheveux rares, d’une bouche amère. Quelle mauvaise surprise allait-il encore avoir ? Seul Father Muskie s’était montré à la hauteur. Il n’avait pas eu un mot de reproche.
Il ne pouvait sortir du pays. Le petit matelas de billets le réchauffait. Cinquante mille dollars, cela représentait beaucoup d’argent.
Deux hommes en noir, avec des costumes élimés l’attendaient dans le hall. Deux tueurs du control politico. Le plus âgé bredouilla une phrase embarrassée où il était question du major Gomez, d’ordre impératif, de convocation urgente…
Klaus Heinkel s’inquiéta. Généralement, le major lui téléphonait simplement. On sentait que la protection de Don Federico avait disparu. Les choses se savaient vite à La Paz…
Soudain, le policier exécuta un geste gauche vers sa ceinture et Klaus Heinkel vit briller une paire de menottes.
— Qu’est-ce que c’est que cette salade, petit con ? demanda-t-il sèchement.
Il avait pris le policier par les revers de sa veste et le secouait.
L’autre se dégagea, vexé et grandiloquent.
— Vous n’avez pas le droit de m’insulter ! Señor. Je considère les parties intimes de Madame votre mère avec mépris !
Furieux et indécis Klaus Heinkel hésitait.
— Bien, on y va, fit-il rageusement.
La tête légèrement flottante, il monta dans la vieille Ford cabossée. Durant l’interminable montée en lacets, les deux policiers ne dirent pas un mot. Vexés.
Klaus Heinkel fut presque soulagé d’arriver place Murillo. C’était un local de police comme il en avait tant vu. Ses deux gardes-chiourmes l’installèrent dans le petit bureau en face de celui de Gomez.
La sueur coulait sur le visage de Klaus Heinkel. Pour la millième fois, il fixa la porte du bureau du major Hugo Gomez. Une vingtaine de personnes l’avaient franchie, depuis trois heures qu’il attendait. Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine.
Pour la dixième fois il se leva et demanda au scribouillard en face de lui :
— Le major sait bien que je suis là ?
L’homme grommela une réponse peu aimable et l’Allemand se rassit. Jamais les Boliviens ne l’avaient traité ainsi.
La porte du bureau s’ouvrit une fois de plus. Cette fois sur Gomez lui-même. Son regard glissa sur Heinkel comme s’il ne le voyait pas.
— Faites entrer le suivant ! cria-t-il au planton.
Celui-ci fit signe à Klaus Heinkel. L’Allemand se précipita littéralement dans le bureau, la main tendue.
Hugo Gomez avait déjà repris sa place dans son fauteuil. Son visage était grave et il jouait avec un morceau de carton blanc.
— Je suis très ennuyé à cause de vous, dit-il. Très très ennuyé.
Klaus Heinkel se sentit glacé. Depuis longtemps, le major le tutoyait. Ils s’étaient souvent rencontrés aux réunions de l’Automobile-Club. Il essaya de ne pas montrer sa peur.
— Que se passe-t-il ?
Le Bolivien montra la fiche de carton.
— Les Américains ont donné vos empreintes. Maintenant, je sais que vous m’avez menti lorsque vous avez demandé un passeport bolivien. Vous vous appelez bien Klaus Heinkel. Les empreintes digitales concordent.
Devant tant d’hypocrisie, l’Allemand faillit se mettre à hurler. Comme si Gomez n’avait pas toujours su qu’il était Heinkel. Ils avaient ri ensemble le jour où, pris de boisson, Klaus avait proclamé son passé nazi, au Club allemand. Il décida de ne pas attaquer de face et se força à sourire.