— Vingt dollars, pas plus, fit Lucrezia.
— Que Votre Grâce soit remerciée, dit le lieutenant. Pour vous, je vais braver la loi.
Il fit disparaître dans sa cartouchière le billet tendu par Lucrezia et jeta un ordre. La gardienne mafflue qui veillait sur le registre des entrées, un colt 45 à portée de la main, se leva et fouilla sommairement Lucrezia. Dieu sait pourquoi, Malko échappa à cette formalité.
Puis le lieutenant ouvrit un énorme cadenas défendant la première cour de la prison et leur fit signe d’entrer. Galamment, il prit le bras de Lucrezia. Il n’y a pas de petits bénéfices. On referma la grille derrière eux. Malko se dit qu’il jouait avec le feu… De l’extérieur, la prison San Pedro était un ensemble plutôt coquet, carré, donnant sur la Piazza Sucre. L’intérieur était immense et d’une incroyable vétusté. La prison se divisait en plusieurs sections d’un étage chacune, avec de grandes galeries extérieures en bois. Le sol était en terre battue. Çà et là, des prisonniers accoudés à la rambarde pourrie contemplaient les visiteurs avec curiosité. Un sifflement strident salua les jambes de Lucrezia.
Une vieille femme les frôla, portant un lourd panier. Le lieutenant se pencha vers Malko :
— Celle-là, elle a tué son mari à Cochabamba, et l’a coupé en morceaux pour en faire des saucisses qu’elle a vendues au marché. Elle tient la cantine. (Il eut un rire énorme). Je ne lui achète jamais rien.
— Vous avez beaucoup d’évasions ? demanda Malko.
Le Bolivien leva les yeux vers les murs dépourvus du moindre barbelé, hauts de six mètres au plus.
— Beaucoup, soupira-t-il. Mais il y en a qui restent après leur temps, parce qu’ils sont bien. Alors, pour l’administration, on a toujours le compte…
Il s’approcha d’une porte, frappa et ouvrit. Dans une cellule de quatre mètres sur quatre, aux murs crasseux disparaissant sous les pin-up, un homme, assis à même le sol, soudait des morceaux de ferraille. Près de lui, il y avait un tas de camions-jouets. Il sourit au lieutenant et continua son travail. Au fond on apercevait un grabat et quelques hardes.
— Celui-là, expliqua le lieutenant, il devrait être parti depuis deux ans, mais il me supplie de le laisser là. Dans son village, il n’a pas de travail et il couche dehors. Ici, il a un toit, il gagne quelques pesos et peut se payer une femme de temps en temps.
Ils ressortirent. Ahurissante prison. Après plusieurs méandres, ils parvinrent à un petit patio coquet, avec des parterres de fleurs. Toutes les portes étaient fermées par d’énormes cadenas et peintes de couleurs vives.
— Voilà la section Linos, annonça fièrement le lieutenant. C’est la mieux. On y met les riches et les dangereux.
— C’est là qu’est Raul, le marquesé ? demanda Lucrezia.
Le Bolivien lui jeta un regard étonné.
— Vous le connaissez ?
— J’avais fait une enquête sur les Tigres et les Marquesés quand j’étais journaliste. Ça m’amuserait de le revoir.
L’autre fit la grimace.
— Il ne voudra pas vous voir. Il ne veut voir personne. Tenez, sa cellule, c’est la porte bleue…
— Pourquoi ne veut-il voir personne ?
— Je ne sais pas. Il a peur, il paraît. Il croit qu’on veut le tuer.
Ils s’étaient arrêtés devant la porte en question. Le lieutenant tambourina sur la porte fermée :
— Raul, il y a un seigneur étranger qui désire te voir.
La réponse parvint à travers le battant, assourdie, mais parfaitement compréhensible :
— Foutez le camp !
Désolé, le lieutenant secoua la tête.
— Vous voyez, il ne va même pas à la cantine, ni à la télévision. Depuis qu’il est ici, je ne l’ai pas vu dehors une seule fois, ce n’est pas sain.
Malko dévorait des yeux la porte bleue. La solution de son problème se trouvait peut-être derrière ce battant.
— J’ai une idée, dit-il.
Il prit dans sa poche un billet de cent dollars et le déchira en deux. Sur un des morceaux, il écrivit en espagnol :
« Ouvrez. Je viens vous sauver du major Gomez. »
Puis il passa le demi-billet sous la porte, sous l’œil ahuri du lieutenant.
Pendant quelques secondes, rien ne se passa. Puis il y eut un claquement sec et la porte s’entrouvrit. Malko entra le premier.
Des centaines de paquets de cigarettes vides couvraient les murs, alternant avec des femmes nues ornées d’attributs fantastiquement obscènes. Un immense lit à baldaquin prenait presque toute la place.
Inattendu.
Raul était debout à côté du lit. Il avait un visage rond sans expression avec des yeux très enfoncés noirs et froids, au-dessous d’un front bas. Un blouson de nylon bleu moulait un torse puissant. Les jambes écartées, il tenait dans le poing droit un court poignard, la lame à l’horizontale. Pourtant, en dépit de cette attitude menaçante, il suait la peur.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous parler, dit Malko.
— N’avancez pas, intima Raul.
— Je vous laisse, dit le lieutenant, j’ai à faire.
Discrètement, il s’éclipsa. Malko examina l’homme en face de lui. Ainsi c’était l’homme qui avait sauvagement massacré le vieil Izquierdo et sa maîtresse. Malko revit le cadavre du vieillard avec la gorge ouverte.
— Pourquoi avez-vous peur ? demanda-t-il.
Raul le fixa comme s’il ne comprenait pas.
— Qui êtes-vous ? grogna-t-il. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je vous veux du bien, dit Malko sans dissimuler son dégoût. Je vous offre assez d’argent pour vous faire évader, si vous m’aidez.
Le tueur se détendit imperceptiblement. Appuyé au mur, il garda son poignard à la main, mais ne s’apprêta plus à bondir. Malko sortit de sa poche une liasse de billets de cent dollars et les montra à Raul.
— Je suis prêt à payer cher si vous me dites que vous avez tué Don Izquierdo sur l’ordre du major Gomez.
Raul secoua lentement la tête, les yeux fixés sur l’argent, puis il dit quelque chose en aimara.
— Ce n’est pas lui, traduisit Lucrezia.
— Dis-lui que nous savons que c’est lui.
Lucrezia parla longuement en aimara. Raul contemplait le plancher sale. Quand elle s’arrêta, il jeta deux mots :
— Il veut que nous partions, dit-elle. (En anglais, elle ajouta :) Il se méfie de nous.
— Je sais que le major Gomez a donné des ordres pour qu’on te tue demain, dit Malko. Ils vont venir ici dans ta cellule et te tuer à coups de revolver. Tu ne pourras rien faire. C’est le lieutenant qui me l’a dit.
Une lueur de panique passa dans les yeux noirs du tueur.
— Le major Gomez est mon ami, dit-il d’une voix mal assurée.
— Si c’était ton ami, railla Malko, tu ne serais pas ici. Il t’a fait enfermer pour te tuer. Alors que tu lui as rendu service… Je suis ta dernière chance… Sinon…
— Vous mentez, gronda Raul.
Il s’avança vers Malko, le couteau à la main, prêt à lui percer le foie.
Ce dernier recula.
— Adieu, Raul, je prierai pour toi…
Au moment où il poussait la porte, le marquesé jeta :
— Pourquoi vous faites ça ?
Malko se retourna.
— J’ai un compte à régler avec le major Gomez, dit-il simplement.
L’expression de Raul changea. Une sorte de sourire apparut sur ses traits grossiers et il baissa son couteau. Malko lui parlait un langage qu’il connaissait.
— Pourquoi veux-tu que je trahisse mon ami Gomez, hombre ?