Il ne sentit pas le coup qui l’assomma. Ses jambes se dérobèrent sous lui et tout devint noir.
Chapitre XVIII
Malko se réveilla avec une sensation étrange : il ne souffrait pas, il était même plongé dans une certaine euphorie, la tête terriblement légère, mais son cœur semblait battre à deux cents pulsations minute, à un rythme inhumain.
Il était allongé sur un lit, dans une petite pièce ressemblant à une cellule de prison. Mais il n’y avait pas de barreaux à la fenêtre. On apercevait le ciel bleu et un morceau de montagne. Il essaya de bouger et réalisa qu’il était étroitement ligoté sur le lit à l’aide de sangles de toile et d’une sorte de camisole de force.
En louchant, il vit l’appareil étrange posé sur son visage : une sorte de cagoule qui lui prenait le nez et la bouche. Il secoua la tête pour tenter de s’en débarrasser, mais en vain. C’était un sac de cuir, que des lacets appliquaient étroitement à sa peau.
Il respira profondément et aussitôt un goût âcre et glacial lui picota les narines. Il respira encore et le même picotement le reprit. Il se sentait de mieux en mieux et avait l’impression d’entendre battre son cœur. Il se demanda où il se trouvait, mais sans éprouver d’angoisse. Seul le picotement l’intriguait.
Lucrezia, Raul, Klaus Heinkel, tout cela semblait très loin, dans un autre monde. Mais il n’arrivait pas à s’y intéresser. Il se sentait merveilleusement bien dans sa peau.
Il sombra dans une semi-torpeur et referma les yeux. Chaque fois qu’il respirait profondément, il éprouvait le même picotement dans les narines. Il réalisa soudain ce que c’était : de la cocaïne.
Son détachement était celui de la mort. On était en train de l’assassiner lentement.
Beaucoup plus tard, la porte qui s’ouvrait l’arracha à sa torpeur. Un inconnu en uniforme se pencha sur lui, soulevant ses paupières, pour examiner ses pupilles. Puis il prit son pouls. Malko essaya de parler mais, à cause du masque de cuir, n’émit qu’un grognement incompréhensible. L’homme le fixa comme il aurait examiné un insecte, sortit un petit sachet de poudre blanche d’une des poches de son uniforme et la versa dans le sac de cuir emprisonnant ses narines, par une petite ouverture. Malko se dit qu’il ressemblait à un cheval à qui l’on donne un picotin…
L’inconnu ressortit sans un mot. Malko entendit une clef tourner dans la serrure.
Pour la vingtième fois, Lucrezia décrocha son téléphone et appela le général Aruana, le meilleur ami de son père. Elle n’avait pas dormi de la nuit et il était maintenant onze heures du matin.
Malko avait disparu comme si des Martiens l’avaient enlevé. On avait retrouvé sa voiture – celle Lucrezia – garée sur le Prado, avec les clefs dessus. Aucune trace de lutte. Toute la nuit, elle avait attendu près du téléphone. C’était incompréhensible.
Jack Cambell était injoignable, de même que le major Gomez. Quant aux amis de Lucrezia, ils ne savaient rien. Le control politico possédait une dizaine de lieux de détention secrets.
En l’absence de Malko, Lucrezia hésitait à se servir de la confession de Raul pour faire pression sur le major Gomez. Mais son angoisse grandissait de minute en minute.
— Tout se passe bien, fit la voix étouffée du « Docteur » Gordon.
— Ça veut dire quoi ?
Quand il était énervé, Jack Cambell avait une voix encore plus rocailleuse. Et il était très énervé pour plusieurs raisons.
— Il a commencé à respirer la cocaïne. Ce soir, ce sera fini. Peut-être avant, si son organisme est affaibli. Et personne ne pourra rien dire. Il ne sera pas le premier gringo à avoir abusé de la pichicata.
Jack Cambell ne répondit pas. Il n’aimait pas Malko, mais une obscure solidarité de race le liait quand même au Prince de la C.I.A.
— Où est-il ?
Le « Docteur » Gordon eut un rire satisfait.
— À l’École de police, vous savez le grand bâtiment vert à droite en descendant vers Florida. Ils ont des chambres pour les types qu’ils mettent aux arrêts. Quand ce sera fini, on le transportera sur la falaise de Laicacota.
— Et vous me téléphonerez pour que je vienne reconnaître le corps…
— Tout juste.
Cambell raccrocha sans rien dire. Heureusement que les Boliviens étaient trop primitifs pour écouter les communications.
Malko essaya de fermer les yeux, sans y parvenir.
À chaque seconde, il s’attendait à ce que son cœur éclate. Celui-ci, excité par la cocaïne, battait entre ses côtes sur un tempo frénétique. Il se sentait horriblement lucide, et, à part le choc de ses pulsations, il ne souffrait pas.
L’idée qu’il était en train de mourir n’arrivait pas à s’imposer à lui. On ne pouvait pas être aussi bien quand on mourait.
Jack Cambell déplia l’épreuve encore humide de Presencia qu’un gamin venait d’apporter de l’imprimerie et l’étala sur son bureau. Il resta une seconde silencieux, ivre de joie. Puis il appela la nouvelle secrétaire :
— Luz, appelez-moi l’ambassadeur immédiatement. À sa résidence ou à l’ambassade.
Pendant que Luz composait le numéro, l’Américain resta à contempler l’énorme titre du journal. Le résultat de six mois d’efforts de sa part, d’un tas énorme de dollars, d’armes, de menaces et de compromissions. Du beau travail. Il était fier et satisfait de lui-même.
— Son Excellence l’Ambassadeur, annonça la secrétaire.
Jack Cambell prit le récepteur.
— Mister Ambassador, annonça-t-il, ça y est, c’est officiel. Je le savais depuis hier soir, mais je ne voulais pas vous en parler avant. Ces sagouins peuvent toujours faire volte-face.
— Bravo, claironna la voix du diplomate.
— Laissez-moi vous lire la manchette, fit Jack Cambell avec gourmandise. Écoutez : Le gouvernement bolivien a décidé d’expulser sans délai cent dix-neuf fonctionnaires de l’ambassade soviétique accusés de collusion avec les ennemis de la République. Le Président a déclaré que cette mesure était le résultat d’une longue enquête de ses services de sécurité.
— De ses services de sécurité, répéta Jack Cambell.
Il pleurait de rire.
— Les diplomates ont huit jours pour quitter la Bolivie, continua l’Américain.
L’ambassadeur le coupa.
— Je croyais qu’il n’y avait que cinquante-neuf personnes à l’ambassade d’U.R.S.S. ?
— Exact, fit Cambell, laissez-moi vérifier la liste. Ils ont dû mettre tout ce qui possédait un passeport russe.
Il tourna la page du journal et commença à lire les noms des Russes expulsés. Soudain, il éclata d’un rire énorme.
— Mister Ambassador, ils ont viré même les bébés et les chiens. Écoutez, Feodorovna Stalina. Elle a deux ans, c’est la fille d’un vague conseiller commercial. Et Joseph Illoisshin, c’est le chien du consul…
Ça, c’étaient des alliés.
Nageant dans la joie, Jack Cambell prit congé de l’ambassadeur et raccrocha. L’expulsion des Soviétiques, étant donné la proximité du Chili, était une victoire de première grandeur pour la C.I.A. Difficile à claironner, mais qui ferait bien dans son dossier.
Brusquement, l’Américain pensa à Malko. Il prit son téléphone et composa le numéro du control politico. Quand il eut le standard, il demanda un poste.