Gomez en resta muet.
— Mais ce Klaus Heinkel ou Muller s’est suicidé, fit-il, vous le savez bien. Sinon, je…
— Klaus Heinkel est aussi vivant que vous et moi, fit froidement Malko. Vous avez même fait supprimer M. Izquierdo afin que je ne puisse pas arriver jusqu’à lui. Ce crime a été commis par un de vos hommes de main, Raul, qui se trouve en ce moment en sûreté. Il a signé une confession complète vous accusant. Cette confession sera remise à plusieurs ambassadeurs et à différentes personnalités officielles de ce pays si vous refusez de m’aider. En voici un double.
Il tira de sa poche une enveloppe et la posa sur la table basse. Le Bolivien avait encaissé le coup. Il ouvrit l’enveloppe, parcourut le texte et jeta les papiers sur la table.
— Mensonges, fit-il avec une grimace de haine incroyable.
Malko se dit que si Raul avait été là, l’autre l’aurait découpé en morceaux.
— On verra, fit-il.
Gomez alluma une cigarette. Il fallait prendre une décision. À l’expression des yeux de son adversaire, il comprit que le bluff ne prendrait pas. Après tout, il se foutait de Klaus Heinkel.
— Klaus Heinkel est mort, dit-il, nous ne pouvons pas le ressusciter. Je me ridiculiserais. J’ai été à son enterrement…
Malko ne voulait pas entrer dans ce genre de discussion. Il se leva.
— Je vous donne vingt-quatre heures pour trouver une solution, dit-il. Je ne quitterai pas la Bolivie sans avoir une solution au problème Heinkel. J’espère que vous ne chercherez plus à m’éliminer. Il se trouve que la Company, à laquelle j’appartiens, me soutient à fond.
Le major Gomez fit comme s’il n’avait pas entendu. Il raccompagna Malko jusqu’à la pièce d’attente, salua Lucrezia et rentra dans son bureau. Malko aurait voulu être une toute petite souris cachée dans un coin. Cette fois, c’était l’hallali pour Klaus Heinkel. Après un mois de lutte et six cadavres.
Klaus Heinkel raccrocha le téléphone, le cœur dans la gorge. Comme toujours, le major Gomez n’était pas là. Depuis trois jours, il n’arrivait plus à le joindre. Et il n’osait pas se rendre en ville. Gomez le lui avait interdit. Le médecin qui l’hébergeait était parti à Sucre pour une semaine et il devenait fou dans cette villa isolée en tête à tête avec les chulos idiots. Ils avaient baptisé la fille d’une chula et dansaient depuis la veille de ridicules rondes boliviennes auxquelles il était obliger de se mêler.
Le soir, il essayait de téléphoner à Doña Izquierdo, mais il ne l’avait pas jointe non plus. Une seule fois, un chulo avait dit : « Ne quittez pas, je vous la passe. » Puis on avait raccroché, sans explication. Certainement Don Federico. Quand il pensait à la jeune femme, Klaus Heinkel devenait fou.
Il commençait à avoir des cauchemars, avec des bribes de sa vie passée, des tortures, des cris, du sang. Un visage de femme dont il avait arraché la peau revenait souvent. Ses nerfs commençaient à lâcher. Il fallait qu’il quitte La Paz. Au Paraguay, il ne risquerait rien, mais il fallait y parvenir. Pas question de prendre l’avion à El Alto. Par la route, il fallait une voiture et des papiers en règle. Cela prendrait au moins huit jours.
Une des petites chulas sortit de la cuisine en courant et le prit par la main.
— Vamos a bailar !
Il dut la suivre. Chacun un mouchoir dans la main, ils se mirent à danser une sorte de quadrille rythmé par une charanga, sorte de petite guitare faite avec la carapace d’un tatou.
La sonnerie du téléphone le fit sursauter cinq minutes plus tard.
Plaquant sa cavalière, il courut jusqu’au hall d’entrée et décrocha :
— Allô, qui est là ? fit une voix avec un fort accent allemand. Je veux parler à Klaus Muller.
Klaus en aurait pleuré de joie. C’était la voix de son copain, Sepp, le propriétaire du Daïquiri.
— C’est moi, Sepp, fit-il joyeusement. Wie Gets ?
— Cela va mal, fit Sepp, très mal.
Klaus Heinkel eut l’impression que son cœur s’arrêtait.
— Tu veux dire pour moi ?
— Oui. Gomez te lâche. Ils vont venir t’arrêter.
— M’arrêter ! Mais ce n’est pas possible. Ce salaud m’a…
— Écoute, fit Sepp, je suis ton copain, je ne te raconte pas de blagues. Peut-être que cela s’arrangera plus tard mais, pour l’instant, ce schweinerei de Gomez te laisse tomber. La voiture est déjà partie.
— Merci, fit Klaus d’une voix faible. Il raccrocha.
Ce n’est qu’ensuite qu’il réalisa que son copain Sepp ne lui avait pas proposé de le cacher.
Le cerveau vide, il fit quelques pas dans l’entrée. La chula vint le relancer et il l’envoya grossièrement promener. Il entendit un bruit de moteur dans la petite rue tranquille, alla à la fenêtre et écarta les rideaux. À travers le massif de fleurs, il aperçut une voiture blanche et noire de la police.
Chapitre XX
Les deux policiers du control politico contemplèrent d’un air goguenard le petit homme chauve, blême et visiblement terrorisé qui leur ouvrait la grille. C’était toujours amusant de voir un gringo en position de faiblesse.
Le chef, avec un gilet de laine, une petite moustache et les cheveux ondulés, demanda :
— Señor Klaus Muller ?
— C’est moi.
Le Bolivien eut un sourire cauteleux et ironique, désignant la Ford noire et blanche.
— Puis-je prier Votre Grâce de nous accompagner ?
Le second policier, maigre et hargneux, achevait d’arracher un morceau de testicule de taureau coincé dans une de ses dents gâtées. Ce petit homme blafard ne l’intimidait pas du tout.
— Où m’emmenez-vous ? demanda l’Allemand d’une voix tendue.
— Que Votre Grâce ne se tracasse pas, c’est une formalité, une simple formalité. Mais les ordres du major Hugo Gomez sont formels. Il faut que vous vous joigniez à nous.
Ces civilités minutieuses et creuses ne disaient rien qui vaille à Klaus Heinkel. Il hésita.
Le policier ouvrit la porte de la voiture. Une fois qu’il serait monté, c’était fini.
— Je passerai cet après-midi, dit Klaus Heinkel. J’ai à faire maintenant.
Il avait tiré de sa poche deux billets de cent pesos. C’était le test. Le regard du policier en chandail brilla. Il allongea la main, prit les billets et leva les yeux au ciel :
— Dieu m’est témoin que je suis l’ami de Votre Grâce, à la vie, à la mort… Mais le devoir est le devoir, Votre Grâce doit venir avec nous sur-le-champ.
Klaus Heinkel sourit mécaniquement. Il fit un nouveau geste vers sa poche, tendant toute sa volonté pour que le mouvement de son bras évoque l’idée d’un nouveau pourboire.
Le policier en chandail se rapprocha, alléché. Il souriait encore à Klaus Heinkel quand la main de ce dernier jaillit hors de sa poche. Il y eut un éclair blanc et la gorge du Bolivien se transforma en une fontaine de sang. Hébété et stupide, l’homme y porta les deux mains, sans pouvoir dire un mot, les cordes vocales sectionnées. Le sang giclait à flot des carotides.
L’autre avait abandonné son cure-dents et luttait fiévreusement pour sortir son pistolet de son étui. Klaus Heinkel fut sur lui en une fraction de seconde. Un coup de genou très sec dans le bas-ventre plia le policier en deux. De la main gauche, Heinkel crocha dans les cheveux gras de brillantine et lui releva la tête. De nouveau, le bistouri luit au soleil quand il le promena sous le menton de l’autre. Cela fit un bruit gluant, comme une ventouse qui se décolle.