Bien qu’il se soit reculé immédiatement, le sang jaillit sur le costume de Klaus Heinkel. Le premier policier était recroquevillé sur le trottoir, déjà presque vidé de son sang. Mais la rue Man Cesped était toujours aussi calme : on n’entendait que le gargouillement des deux hommes en train de mourir. Klaus Heinkel se sentait étrangement détaché. Dès que le policier avait insisté pour l’emmener après avoir pris ses pesos, il avait su que c’était sérieux. Quels imbéciles ! C’étaient de mauvais policiers sinon ils auraient vu la lueur dans ses yeux. Il était redevenu ce qu’il était jadis : une bête sournoise, cruelle et sans aucune sensibilité. Animée seulement d’un instinct forcené de conservation.
Le second policier, dans un sursaut d’agonie, tenta de sortir son pistolet. D’un coup de pied sec, Klaus Heinkel le fit sauter hors de ses doigts, le ramassa et le mit dans sa ceinture. Détaché et froid.
Tranquillement, il se glissa derrière le volant de la Ford dont les policiers n’avaient même pas arrêté le moteur. Il démarra sans un regard pour les deux corps étendus dans des mares de sang. L’énorme villa ocre disparut du rétroviseur. Klaus sentait qu’il ne la reverrait jamais, mais cela lui était complètement égal. Depuis le coup de fil de son ami Sepp, tout son avenir se réduisait à l’heure suivante. L’Amérique du Sud, c’est grand, mais cela devient tout petit quand on est traqué. Maintenant, il agissait comme un robot programmé par un ordinateur.
Calmement, il retrouva l’avenue José Ballivian, traversa Calacoto et prit la direction du centre. Les lacets encombrés après Obrajes lui semblèrent interminables. En traversant l’avenue du 16 Juillet, il fut pris dans un embouteillage et eut le temps de contempler ses anciens bureaux. Ensuite, dans la cohue de l’interminable montée vers El Alto, il fit sonner la sirène de la voiture de police. Les passants n’avaient pas le temps de remarquer ce gringo au volant d’une voiture officielle et il n’avait pas la radio. Le bistouri posé sur le siège à côté de lui, était invisible de l’extérieur.
Au barrage militaire du kilomètre 7 sur l’avenue Mercedes, il ralentit à peine : les deux soldats de garde, voyant une voiture de police lancée à toute vitesse s’écartèrent, indifférents. Le chef de poste était occupé à fouiller un camion plein de chulos.
Détendu, Klaus Heinkel appuya sur l’accélérateur. Cela prouvait que l’alerte n’avait pas encore été donnée. Devant lui se déroulait la piste, sans obstacle jusqu’au lac Titicaca. Ensuite, c’était le Pérou. L’Allemand n’était ni gai, ni triste, ni effrayé.
Seulement implacablement résolu.
— Je veux qu’on me retrouve ce salaud dans l’heure qui vient, hurlait Hugo Gomez. Il a dû filer vers Cochabamba et Santa Cruz. Surtout ne le tuez pas.
Il raccrocha, luisant de transpiration mauvaise. Des voisins terrorisés avaient découvert les cadavres des policiers égorgés. Hugo Gomez n’en revenait pas. Toutes les horreurs qu’on lui avait racontées sur le passé de Klaus Heinkel, il n’y avait cru qu’à moitié. Et voilà que ce type se comportait comme un vrai tueur. Au fond, cela allait lui faciliter la tâche.
Quant aux deux imbéciles qui s’étaient fait tuer, c’était bien fait pour eux.
La Ford noire et blanche entra doucement dans l’allée bordée d’arbres et stoppa près de ce qui avait été l’enclos de la vigogne. Klaus Heinkel arrêta le moteur. Il ne voyait pas la Mercedes 280 et cela l’ennuyait. Un chulo, voyant la voiture de police accourut. Il s’arrêta pile en reconnaissant Klaus Heinkel.
— Où est Don Federico ? demanda celui-ci.
— Il est sorti, señor, fit le chulo, mais…
— Et Dona Monica ?
— En haut.
— Muy bien.
Il sourit au domestique et se dirigea vers la maison. Cela lui faisait un drôle d’effet de se retrouver là, après en avoir été ignominieusement chassé. Il ouvrit la porte et monta l’escalier sans se presser. Quand même, son cœur battait plus vite. Il aurait dû partir directement vers le Pérou, ne pas perdre une seconde. Mais Monica habitait toujours sa tête.
Monica se retourna, vêtue seulement de son slip et de son soutien-gorge. Maquillée et coiffée avec soin, elle apparut à Klaus Heinkel comme une vision d’un autre monde. En voyant Klaus Heinkel, elle resta figée de surprise. Une brève lueur de panique brouilla son regard.
— Klaus !
L’Allemand l’admirait de la porte. Il avait oublié qu’elle était si belle. Son regard alla des seins fermes et ronds au slip transparent s’arrêtant en haut des longues jambes pleines. Il en eut un spasme au creux du ventre.
La jeune femme essaya de calmer les battements de son cœur. Klaus avait d’étranges cernes noirs sous les yeux et son regard n’avait aucune expression. Elle vit les taches de sang sur la veste.
— Je suis venu te chercher, dit l’Allemand sans élever la voix. Habille-toi, prends tes affaires et viens. Si tu as de l’argent liquide emporte-le aussi, nous en aurons besoin.
Il avait parlé calmement comme s’il avait quitté Monica quelques minutes plus tôt. Celle-ci passa la langue sur ses lèvres, appuyée à la coiffeuse. Stupéfaite et inquiète.
— Où veux-tu aller ?
— Je ne sais pas encore.
Cela lui rappelait les jours sombres de 1945 où il avait brûlé son uniforme SS avec de l’essence soutirée au réservoir de sa « Traction », quand il s’enfuyait à travers l’Europe sous de fausses identités, traqué par les maquis, les civils et les armées alliées.
— Je… Je ne peux pas, dit Monica.
— Pourquoi ?
Sa surprise était sincère. Il n’avait pas pensé qu’elle refuse. Il y pensait trop.
— Parce que.
— Tu vas venir, répéta-t-il. Ce n’est pas la première fois que tu viens avec moi.
Il s’avança à la toucher. Elle essaya de dominer sa crainte pour qu’il ne se mette pas en colère. Tendrement, il la prit par la taille. Son parfum le grisa. Il l’appuya contre la coiffeuse et la plaqua contre lui.
— Viens, murmura-t-il.
— Klaus.
Son intonation était désespérée. Machinalement, elle lui caressa la nuque. Il prit cela pour une invite et sa main écarta l’élastique de son slip de dentelle. Il avait frénétiquement envie de toucher sa peau. Elle baissa les yeux et l’expression de son visage lui fit tellement peur qu’elle le laissa faire. Il fallait gagner du temps jusqu’au retour de Don Federico parti à Huarina faire le plein de la Mercedes. Sans un mot, il fit glisser le slip sur les jambes nues et prit possession d’elle d’une caresse audacieuse. En un éclair, elle se dit qu’il agissait exactement comme Don Federico la première fois qu’il l’avait prise. Et qu’elle se sentait toujours aussi désarmée devant le désir d’un homme. Cela lui coupait toutes ses défenses.
Elle avait mal aux reins, coincée contre le meuble. La glace lui renvoya l’image de cet homme habillé la prenant debout et cela l’excita tellement qu’elle éprouva presque instantanément un plaisir profond et délicieux. Ce qui déclencha immédiatement celui de son partenaire.
Sans un mot, il se rajusta, avec l’impression qu’une boule venait de se dissoudre en lui. Il avait oublié les deux policiers, la meute sûrement lâchée, Monica l’aimait toujours. Il ne l’avait jamais prise de cette façon primitive, sans la caresser, sans même la déshabiller. Il regretta fugitivement de ne pas avoir pensé à lui ôter son soutien-gorge pour enfouir son visage entre les rondeurs tièdes.