Il savait bien pourquoi Hugo Gomez lui faisait ce cadeau : c’était difficile de faire passer en jugement un homme à l’enterrement de qui on avait été.
— Je te remercie, Hugo, fit-il, dissimulant sa joie. Quand partons-nous ?
— Maintenant, je suis venu te chercher et je t’accompagne moi-même.
Klaus Heinkel eut du mal à garder un minimum de dignité pour ne pas sortir de la cellule en courant. Dans sa joie, il eut même un sourire pour les policiers qui venaient le battre tous les jours. Ceux-ci, frustrés et boudeurs, ne lui rendirent pas son sourire. Le petit groupe émergea à l’air libre. Le patio, généralement encombré d’une foule bigarrée, était désert et Klaus Heinkel à qui on avait retiré sa montre, se dit qu’il devait être très tôt. Le ciel était merveilleusement pur.
Hugo Gomez, l’Allemand et deux policiers prirent place dans une voiture noire et blanche. Les rues étaient désertes et ils rejoignirent très vite la route de El Alto. Personne ne disait rien.
Il commençait à faire chaud et Klaus Heinkel s’essuya le front. En arrivant en haut de la vallée, il eut une petite émotion : la voiture continuait tout droit au lieu de tourner à gauche vers El Alto. Comme s’il avait deviné ses craintes, Gomez se tourna vers l’Allemand :
— Tu pars par l’aéroport militaire. C’est plus discret.
Klaus Heinkel reprenait du poil de la bête.
— Et mon passeport ? demanda-t-il. J’en aurai besoin à Asunción.
Le gros visage du Bolivien garda son expression bonhomme :
— N’aie pas peur. On te donnera tout cela à l’arrivée. D’ailleurs, je viens avec toi, pour arranger les choses. On a quelques ordures de l’E.L.N. qui se sont fait prendre là-bas à ramener.
Cela n’étonna pas Klaus Heinkel. Fréquemment, les deux pays échangeaient des prisonniers politiques.
La voiture pénétra sur le terrain militaire, ralentit à peine à la grille et fila vers un vieux Fairchild « Packet » bifuselage parqué à l’écart. Deux autres voitures se trouvaient près de l’appareil. Dès que la voiture fut arrêtée, Klaus Heinkel descendit. C’était bon de fouler le ciment, de sentir l’air frais. Il regarda les Andes. Finalement, il ne regretterait pas la Bolivie.
— Monte, cria le major Gomez.
Un militaire en treillis olivâtre lui tendait la main, penché à la large ouverture rectangulaire de l’appareil qui servait souvent à l’entraînement des parachutistes. Les portes avaient été retirées pour plus de facilité. L’Allemand escalada l’échelle métallique et pénétra dans le fuselage sombre. Un autre militaire lui fit signe de s’asseoir sur la banquette longeant le fuselage, un peu plus haut que la porte. Il obéit et boucla aussitôt sa ceinture de sécurité. Un homme en civil se trouvait déjà dans l’appareil, assis à l’avant, blond avec des lunettes noires. Klaus Heinkel ne le connaissait pas.
Le major Gomez monta à son tour dans le Fairchild, laissant les deux policiers en bas. Il s’assit près de l’Allemand et boucla aussi sa ceinture. Aussitôt, on écarta l’échelle métallique. Les deux militaires s’étaient attachés par une longue sangle, comme on fait souvent dans les avions militaires pour pouvoir circuler sans risques. Il y eut un bruit de moteur : l’engin gauche commençait à tourner. Assourdi, Klaus Heinkel cessa de réfléchir. Le moteur droit démarra à son tour, eut quelques ratés et s’arrêta.
On entendit le couinement significatif du démarreur et l’hélice tourna lentement, démarra et s’arrêta.
Il commençait à faire chaud dans l’avion. En se penchant, Klaus Heinkel aperçut des mécaniciens affairés autour du moteur qui refusait de démarrer, un extincteur à la main. L’hélice tournait lentement et on avait déjà retiré le panneau de protection du moteur pour l’ausculter.
L’Allemand fut pris d’une rage aveugle contre ce moteur. C’était trop bête ! l’autre tournait régulièrement. Il se pencha vers le major Gomez, hurlant pour se faire entendre :
— Vous croyez qu’ils vont le réparer ?
Le Bolivien eut un sourire rassurant. Effectivement, quelques secondes plus tard, le moteur défaillant démarra dans un nuage de fumée noire. Les mécaniciens s’écartèrent en courant avec les cales et l’appareil s’ébranla.
Les deux militaires s’assirent par terre, les pieds dans le vide pendants par l’ouverture, insouciants et retenus par leur sangle. Les deux portaient un lourd colt 45 automatique à la ceinture. Maintenant, le vacarme des moteurs empêchait toute conversation.
Il y eut un point fixe assourdissant et le Fairchild commença à rouler. Il décolla très vite mais se traîna ensuite, prenant lentement de l’altitude, en tournant au-dessus de La Paz. Klaus Heinkel regarda cette ville où il venait de passer la moitié de son existence, puis rassuré, s’appuya au fuselage plein de vibrations et ferma les yeux.
Malko contemplait d’un air absent les pentes escarpées qui défilaient sous les ailes du Fairchild. Le vieil avion avait tout juste réussi à s’élever assez pour franchir les Andes. Maintenant, il se laissait glisser vers le chaco, cette immense savane totalement déserte qui s’étend entre la Bolivie, le Paraguay et l’Argentine.
Au cause de la grande ouverture, il faisait plutôt frais dans l’avion. Pourtant, Malko se sentait mal à l’aise. Il ne pouvait s’empêcher de détacher les yeux de Klaus Heinkel, assoupi sur son siège de toile. C’était ce petit homme chauve qui avait fait tant de mal quelques années plus tôt, ce tortionnaire, ce bourreau froid et cruel. Avec son crâne dégarni, son menton fuyant et ses lèvres minces, il ressemblait à un représentant en aspirateurs en fin de carrière.
Le bruit des moteurs changea. Le pilote modifiait le régime. Il commençait à descendre.
Malko n’était pas bien dans sa peau. Il n’aurait jamais pensé que sa mission en Bolivie se terminerait ainsi. Il n’avait accepté cette expédition que pour être en paix avec lui-même. Sous l’avion, les derniers contreforts des Andes étaient avalés par une jungle dense et vert cru. On n’était pas loin de Camiri, là où « Che » Guevara s’était fait prendre. Ensuite, le chaco remplacerait l’épaisse forêt tropicale.
Le pilote sortit du cockpit et, traversant la cabine, vint parler au major Gomez. À cause du bruit des moteurs, Malko n’entendit rien. Il vit le major Bolivien faire un signe au militaire armé assis près de l’ouverture rectangulaire ouverte sur le vide. Ce dernier se leva sans se presser.
Klaus Heinkel se réveilla en sursaut sous le contact de la main posée sur son épaule.
La peur viscérale qui lui tordit l’estomac ne dura qu’une fraction de seconde. Les deux militaires, toujours attachés par leurs sangles, l’encadraient. L’un d’eux braquait son colt à dix centimètres de sa tête.
L’Allemand comprit immédiatement. Il ne lutta pas quand l’un des deux hommes déboucla sa ceinture de sécurité d’un geste précis. Les deux avaient un visage absolument impassible. Le major Gomez observait la scène sans bouger.
Quand ils le firent mettre debout, Klaus Heinkel se laissa faire, résigné comme une bête qu’on abat. Ils le tenaient sans brutalité, chacun par un bras. Klaus Heinkel regarda le ciel par la grande ouverture rectangulaire. Il s’était mis à transpirer. Il avait bien envie que ça finisse et, aussi, bien envie que cela ne finisse jamais. Sans s’en rendre compte, il franchit très vite l’espace qui le séparait de l’ouverture.
Une seconde, il resta en équilibre, les pieds raclant la bordure métallique, clignant des yeux sous le violent courant d’air, la bouche ouverte, paralysé par la peur. Il eut le temps de voir l’immensité verte six mille pieds plus bas. Puis, d’une bourrade violente, l’homme au colt le précipita dans le vide.