— Que s’est-il passé ? demanda-t-il. Qui est-ce ?
Tout en remettant les objets sur le bureau, Don Federico lui expliqua, en allemand, la visite de Jim Douglas. Klaus écoutait, glacé et muet. Il était de la taille de Monica Izquierdo, presque chauve, avec un nez un peu trop long, une bouche mince et des yeux d’oiseau, tout ronds, sans expression.
Pourtant Monica Izquierdo avait découvert avec lui qu’une femme pouvait éprouver du plaisir avec un homme sans charme et pourvu de surcroît d’une petite brioche. L’appétit insatiable que Klaus avait de son corps lui suffisait. Pour la première fois depuis le début de son mariage avec le minuscule Pedro Izquierdo, elle avait retrouvé la joie de vivre. Et lorsqu’il avait fallu choisir, venir se cacher dans cette estancia, elle n’avait pas hésité.
Klaus Heinkel s’accroupit près de l’Américain, et le retourna.
Un filet de sang s’écoulait de chacune de ses oreilles. On aurait dit que ses traits avaient été gravés dans un bloc de plâtre. Dans la mort, un seul de ses sourcils s’était détendu, ce qui lui donnait l’air de cligner de l’œil, air démenti par le filet de salive sanglante qui se perdait dans son cou.
L’Allemand le fouilla rapidement, prenant son portefeuille.
Don Federico contemplait la scène, songeur. Il n’éprouvait qu’une sympathie limitée pour le petit homme chauve. Mais il n’était pas question de le laisser tomber, même s’il en avait eu envie. Lui, Frédéric Sturm, avait des responsabilités vis-à-vis de gens beaucoup plus haut placés que cette petite vipère de Klaus Heinkel. L’irruption de ce jeune Américain était bien contrariante.
L’Allemand fit le tour du bureau et attira le téléphone à lui. Pour La Paz, ce n’était pas automatique.
— Je voudrais à La Paz, le 734916, dit-il à l’opératrice. Le major Hugo Gomez. De la part de Don Federico Sturm.
Il raccrocha. Dona Izquierdo essayait de ne pas trop trembler en tirant nerveusement sur sa cigarette. Son ventre la brûlait et elle avait honte d’elle. À chaque seconde, elle s’attendait à ce que Klaus, toujours méticuleux, lui demande pourquoi elle ne portait pas de collants. Mais ce dernier se contenta de la fixer avec animosité :
— C’est à cause de toi que cela est arrivé, fit-il méchamment, je n’aurais jamais dû t’emmener.
— Je te demande pardon, fit humblement la jeune femme.
Elle chercha le regard de son amant, comme pour lui faire comprendre ce qu’elle venait de subir, mais il était à des kilomètres de ces préoccupations. Don Federico vint à son secours, un peu goguenard.
— Allons, Klaus, ne sois pas si dur. Elle ne pouvait pas savoir. C’est peut-être finalement une bonne chose pour nous tous.
Klaus Heinkel ne répondit pas. Il contemplait en silence la large tache, là où était tombé Jim Douglas. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu de sang frais et bien des souvenirs remontaient à la surface.
Des souvenirs qu’il aurait préféré oublier.
Chapitre II
James Nicholson se rapprocha de la porte 8 où attendaient les passagers du vol 955 des Scandinavian Airlines à destination de Rio de Janeiro, Montevideo, Buenos Aires et Santiago du Chili. Celui qu’il cherchait devait se trouver là. Il examina les voyageurs assis sur les banquettes et repéra un homme blond, aux yeux dissimulés derrière des lunettes noires, très élégant dans un costume d’alpaga sombre, avec un petite attaché-case Samsonite près de lui. Il vit la chevalière armoriée à l’annulaire de la main gauche et fut dès lors certain qu’il avait bien à faire à Son Altesse Sérénissime le Prince Malko, comme lui, agent de la Central Intelligence Agency. Bien qu’ils appartiennent à des sections différentes. Lui passait huit heures par jour dans un bureau de Frankfort, en Allemagne, à se colleter avec l’ordinateur tenant à jour les fiches de tous ceux qui avaient travaillé ou travaillaient pour la C.I.A. dans ce pays. Le Prince Malko, lui, agent « hors-cadre » de la Division des Plans, s’occupait des opérations « noires » de la Company. De celles que l’on avouait que pris la main dans le sac. Aussi James Nicholson examina-t-il curieusement l’homme qu’il allait aborder. Il n’en voyait pas souvent de son espèce.
— Prince Malko Linge ?
Malko leva la tête. Avec sa moustache rousse et son costume de tweed, James Nicholson avait l’air d’un colonel de l’armée des Indes qui aurait oublié son cheval au vestiaire. Comme prévu, il portait une petite fleur mauve à la boutonnière et avait une enveloppe de kraft jaune à la main.
— Je vous attendais, dit Malko, j’avais peur que votre vol n’ait du retard, nous partons dans vingt minutes.
— Allons au bar, proposa l’Américain.
Ils trouvèrent une petite table dans un coin tranquille. Malko commanda une vodka Stolichnaya et son vis-à-vis un J & B. En Bolivie, la vodka devait être aussi rare que l’air…
James Nicholson poussa l’enveloppe à travers la table et dit simplement :
— Voici le dossier complet de Klaus Heinkel, dit Klaus Muller. Avec ses empreintes digitales.
Malko prit l’enveloppe. Cela lui semblait étrange qu’on l’arrachât à son château uniquement pour aller porter des empreintes digitales en Bolivie. La Paz avait beau être au bout du monde et à quatre mille deux cents mètres d’altitude, il y avait quand même des liaisons avec l’ambassade U.S.
On apporta sa vodka et il trempa ses lèvres dans le liquide glacé et fort.
— Il y a beaucoup de choses intéressantes là-dedans ? demanda-t-il en tapotant l’enveloppe.
James Nicholson caressa sa moustache en croc.
— Une surtout. Les empreintes digitales de Klaus Heinkel, en tant que tel et non en tant que Klaus Muller. Nous sommes les seuls à les posséder. Les archives de la S.S. et de la Gestapo ont été détruites. Quand les services de renseignements de l’Armée ont arrêté Klaus Heinkel en 1945, il s’appelait encore Klaus Heinkel et appartenait à la Gestapo. L’homme qui se fait appeler aujourd’hui Klaus Muller a les mêmes empreintes. C’est donc la preuve qu’il a demandé la nationalité bolivienne sous une fausse identité. Donc, les Boliviens peuvent le larguer…
Malko jouait pensivement avec l’enveloppe. Comme tout le monde, il avait lu l’histoire de Klaus Heinkel dans les journaux.
— Ce Heinkel, demanda-t-il, qui est-ce vraiment ?
James Nicholson eut une mimique de dégoût.
— Une brute sadique, un animal. Là-dedans, il y a une partie de son pedigree. Il a tué environ trois cents personnes de sa propre main. Il aimait s’acharner particulièrement sur les Juives. Il en a pelé une vivante, à Amsterdam, en lui arrachant la peau morceau par morceau, avec un bistouri. Ses hurlements ont rendu fou un prêtre incarcéré dans la cellule voisine. Heinkel a aussi torturé des enfants, des prêtres catholiques. Il est condamné à mort en France et en Hollande. Sans parler d’Israël.
L’écœurement fit reposer son verre à Malko.
— Mais comment s’en est-il sorti jusqu’ici ?
— Nous l’avons protégé, reconnut simplement Nicholson. Quand les gens de l’O.S.S. l’ont arrêté en 1945, pour se dédouaner, il a offert la liste de tous les agents de la Gestapo non encore découverts dans les pays où il avait « travaillé ». Depuis, ils ont travaillé pour nous. Ensuite, quand l’Agence a été fondée en 1947, nous l’avons trouvé dans la corbeille. Il a été employé par la Division des Plans à diverses missions en Allemagne de l’Est. Pour le récompenser, nous lui avons donné une fausse identité et nous l’avons largué en 1951. On ne pensait plus jamais avoir besoin de lui.
— Et puis, en Bolivie il a repris du service. Nous n’étions pas très bien vus là-bas pendant quelques années. Klaus Heinkel nous a beaucoup servi. Le Gouvernement a changé depuis, Dieu merci. On nous aime bien. Nous n’avons plus besoin de Klaus Heinkel et il est devenu un peu voyant…