Выбрать главу

Le cynisme tranquille de son interlocuteur laissait Malko pantois. Il avait beau savoir qu’on ne faisait pas les services secrets avec des enfants de chœur…

En plus, cette histoire n’était pas claire :

— Mais pourquoi ne pas avoir livré son dossier directement aux Français ou aux Israéliens ? Cela m’aurait évité un déplacement en Bolivie…

James Nicholson sourit dans sa moustache.

— C’est un peu plus compliqué que cela. D’abord les Boliviens sont extrêmement susceptibles. Même si on a englouti dix-huit millions de dollars dans ce pays de merde. Et pour nous récompenser, ils ont nationalisé la Gulf Oil ! En leur remettant les empreintes à eux, on les laisse maîtres de décider ce qu’ils doivent faire.

— Vous n’allez pas me faire croire que la Company n’a personne là-bas ? Pourquoi dois-je y aller ?

Nicholson sourit de nouveau :

— Vous savez bien que la main gauche du Seigneur ignore souvent ce que fait la main droite. Il paraît que la Company est très, très bien avec les Boliviens, là-bas. Or, on va leur faire de la peine. Il vaut mieux que ce soit quelqu’un de l’extérieur. Comme vous.

Malko acheva sa vodka d’un trait. Tout cela puait l’arnaque…

— Pour tout vous dire, soupira James Nicholson, la Division des Plans était plutôt opposée à ce qu’on divulgue ces documents…

— Mais j’appartiens à la Division des Plans ! sursauta Malko.

— Eh oui… Disons que le State Department leur a un peu forcé la main. Assourdi par les vociférations de quelques ambassadeurs.

Autrement dit, les gens de la C.I.A. de La Paz allaient bénir Malko.

— Pourquoi m’avoir choisi, moi ?

James Nicholson regarda ses yeux dorés avec un rien de respect.

— Parce qu’on a confiance en vous. Qu’on sait que vous ne perdrez pas nos empreintes en route. En outre, une fois que vous les aurez remises aux Boliviens, il faudra avertir les Français, les Hollandais et les Israéliens. Officieusement, que les autres ne fassent pas un feu de joie avec…

Malko se sentit déprimé par toute cette boue. Seulement, avant de quitter son château de Liezen, il avait dû faire acheter par Krisantem une vingtaine de bassines en plastique, à disposer sous les trous de la toiture du bâtiment principal… Il était urgent de refaire tout le toit. Et pour cela, il fallait beaucoup de dollars…

— Vous ne craignez pas que Klaus Heinkel ne fasse de révélations sur la C.I.A. ? demanda-t-il. Avec l’histoire Jack Anderson, ce n’est pas le moment…

James Nicholson sourit finement :

— Il n’est pas absolument certain que les Boliviens livrent Klaus Heinkel aux Israéliens ou aux Français. Le gouvernement actuel doit beaucoup aux milieux allemands de La Paz. Ces derniers ont, je crois, de bonnes raisons à ce que Klaus Heinkel ne soit pas poussé à bout. Tous ces demi-soldes de l’horreur n’ont plus aucune activité politique, mais tiennent à vieillir paisiblement… Alors, ils vont demander aux Boliviens un petit effort… Je vous parierais un bon dollar d’argent contre un peso bolivien que, dans les jours qui viennent, le dénommé Klaus Heinkel fera une mauvaise glissade dans une rue de La Paz…

— Ce qui débarrassera foutrement le monde d’une belle ordure.

Un haut-parleur couvrit la voix de l’Américain.

— Les Scandinavian Airlines annoncent le départ du vol 955 à destination de Lisbonne, Rio, Buenos Aires et Santiago. Porte numéro 8. Les passagers munis de cartes rouges.

— C’est à vous, dit James Nicholson. Faites attention à La Paz. Klaus Heinkel a encore de nombreux amis. Ne remettez le dossier qu’au ministre des Affaires étrangères en personne…

Malko contemplait à travers la glace le grand DC8 des Scandinavian Airlines. Il aimait les longs trajets en avion. On était choyé, gâté, c’était le repos absolu. Il ouvrit son attaché-case et y enfouit le dossier de Klaus Heinkel, criminel de guerre, agent de la Gestapo et de la C.I.A. À tout hasard, il avait emporté son pistolet extra-plat. Car il se méfiait des voyages d’agrément offerts par la Central Intelligence Agency.

* * *

Le Chaco, sorte de savane maigrichonne, plate comme la main, défilait interminablement sous les ailes du DC9 de la Lloyd Boliviana. Après le confort des Scandinavian Airlines, c’était plutôt Spartiate. Malko rêva avec nostalgie à l’hôtesse aux cheveux de blé et aux jambes interminables qui s’était occupée de lui, entre Lisbonne et Rio. Pour se distraire, il parcourait un dossier oublié par un passager dans le DC8 des Scandinavian : une étude complète sur les ports japonais, éditée par le Bureau d’information pour l’Extrême-Orient. C’était en français. Il regarda l’adresse : 2 bis rue de Caumartin, Paris. Cela le fit rêver. Comme l’Europe lui semblait loin !

Peu à peu, une jungle verte, dense, sans limites, remplaça le Chaco, couvrant toute cette région énorme qui s’étend entre le Brésil, le Paraguay et la Bolivie. La voix du pilote annonça :

— À la gauche de l’appareil, la ville de Camiri.

Malko se pencha au hublot et n’aperçut que quelques constructions minuscules. C’était là que, deux ans plus tôt, « Che » Guevara avait été tué par les Boliviens. La fin d’une aventure et le début d’un mythe.

Encore une heure et demie jusqu’à La Paz.

* * *

Le DC9 plongea au milieu des pics nimbés de brouillard. Tous entre six et sept mille mètres. Il est vrai que l’aéroport de El Alto se trouvait à quatre mille deux cents… L’arrivée sur La Paz était fabuleuse. Des vallées, des gorges vertigineuses et désertes défilaient sous les ailes de l’appareil. Brutalement, le paysage tropical avait fait place aux parois pelées des Andes et aux plateaux désertiques de l’Altiplano. Dans un déchirement de nuages, les maisons de La Paz brillaient au soleil, accrochées aux deux flancs d’une vallée au sommet de laquelle se trouvait l’aéroport.

La ville la plus haute du monde. Autour, on ne voyait à perte de vue que des sommets escarpés et les étendues monotones de l’Altiplano. Dans un virage, Malko aperçut l’eau argentée du lac Titicaca, à soixante kilomètres de là, vers le nord. Puis le DC9 plongea vers la piste.

* * *

Une douanière sculpturale examina d’un œil distrait le passeport de Malko et lui fit signe de passer. Avec sa micro-jupe et son maquillage accentué, elle évoquait plus les Folies-Bergère qu’un gabelou corse. À la sortie, un policier au teint aussi olivâtre que son uniforme se précipita sur Malko.

— Dollares ? Treize pesos…

Il brandissait une liasse de pesos crasseux. Bien entendu la banque de l’aéroport était fermée. Le policier-changeur poursuivit Malko jusqu’à l’intérieur du taxi, s’asseyant même à côté de lui ! L’air était frais, mais Malko avait l’impression d’avoir la poitrine serrée dans un corset d’acier. Dans l’aéroport, il avait aperçu une femme évanouie à qui on avait dû appliquer un masque à oxygène. L’altitude. À La Paz les ambassadeurs tombaient comme des mouches. Il suffisait à un cardiaque léger de prendre un taxi dans le bas de la ville et de se faire conduire rapidement à El Alto pour passer de vie à trépas : le bas était à trois mille et le haut à quatre mille deux cents…

Le taxi de Malko, purgé du policier olivâtre, plongea dans ce qui semblait être la route la plus dangereuse du monde. Un étroit ruban goudronné serpentant vers le fond de la vallée, avec un trafic dément d’autobus et de camions. De chaque côté de la route d’innombrables chulas – les Indiennes de l’Altiplano – déambulaient d’un pas lent ou attendaient Dieu sait quoi, assises sur leurs talons. Toutes identiques et hautes comme trois pommes, le visage vieilli prématurément, avec leurs melons noirs juchés sur le haut du crâne, d’innombrables jupons qui les faisaient ressembler à des totons, et souvent un bébé accroché dans le dos, dans leur couverture de laine polychrome, l’agayo. D’autres patientaient en face d’un pauvre éventaire de fruits, mangeant et dormant sur place, jusqu’à ce qu’elles aient tout vendu. Ensuite, elles repartaient avec leurs quelques pesos, à dix, vingt ou cent kilomètres dans l’Altiplano. Les pentes de la vallée disparaissaient sous des bidonvilles grouillants. Avant un virage, Malko aperçut un énorme panneau portant le portrait d’un militaire moustachu surmonté d’une inscription en gigantesques lettres rouges :