« Vincere o morir con Banzer. »[4]
Toujours les paris stupides. Banzer s’en irait comme les cent quatre-vingt-trois présidents précédents et les chulos ne s’en apercevraient même pas. Dans ce pays du bout du monde, les révolutions revenaient aussi régulièrement que les saisons. Entre deux révolutions, les dirigeants tentaient de secouer l’apathie des chulos avec autre chose.
Sur la glace arrière du taxi de Malko, s’étalait un drapeau aux trois couleurs boliviennes barrées de la proclamation :
« Bolivia reclama su mar. »[5]
Les malheureux Boliviens revendiquaient depuis un siècle un accès à la mer annexé par les Chiliens. Ceux-ci faisaient évidemment la sourde oreille. Alors tous les ans, on décrétait la semaine de la mer, durant laquelle fleurissaient les slogans et les déclarations martiales. Puis tout retombait dans le calme jusqu’à l’année suivante. Dans un grand élan de patriotisme, un des gouvernements précédents avait même commencé un énorme building baptisé LITORAL sur le Prado, les Champs-Elysées de La Paz, mais, faute de capitaux, il était resté en panne.
Comme toute la Bolivie.
Ses quatre millions d’habitants essaimés sur un territoire deux fois et demi grand comme la France s’enfonçaient tout doucement dans le Moyen Age, au rythme annuel des révolutions. Le taxi passa devant l’immeuble massif de la COMIBOL, s’engagea dans l’avenue Camacho et stoppa.
— Aqui hôtel La Paz, annonça le chauffeur.
Jack Cambell, officiellement directeur de l’U.S.I.S., et en réalité n° 1 de la C.I.A. à La Paz, dévisageait avec un brin d’ironie Malko en train d’essayer de reprendre son souffle. L’U.S.I.S. se trouvait, calle Comercio, dans la vieille ville, à trois blocs de l’hôtel La Paz. Mais les rues étroites devaient bien avoir une pente de 30°… Dans tout La Paz, il n’y avait pas une avenue horizontale. Et chaque pas coûtait un effort démesuré. Malko avait l’impression d’avoir escaladé l’Annapurna. D’innombrables et minuscules chulas, leur enfant accroché dans le dos, l’avaient pourtant dépassé allègrement, alors qu’il songeait à terminer à quatre pattes…
Il détailla l’Américain assis en face de lui et se dit qu’il avait rarement vu un homme aussi mal habillé : un pantalon vert bouteille avec un blazer bleu et une chemise jaune. Quant à sa voix, c’était un cauchemar. Nasillarde et hargneuse, avec un accent du New-Jersey à couper au couteau. Tout en lui respirait la vulgarité, y compris le nez en pied de marmite et les yeux globuleux derrière les lunettes. Les locaux de l’U.S.I.S. étaient bien cachés au troisième étage d’un building décrépit, sans aucune marque apparente. La C.I.A. ne s’était pas encore remise du traumatisme causé par certains gouvernements précédents.
Sans enthousiasme exagéré, Jack Cambell demanda à Malko des nouvelles de son voyage. Il s’était excusé de ne pas lui avoir envoyé de voiture.
— L’altitude ! J’ai eu un trou de mémoire. Ici, on a ça tout le temps.
Il jouait machinalement avec le télex annonçant l’arrivée de Malko à La Paz. En dépit de son mauvais goût, c’était un des meilleurs agents de la C.I.A. en Amérique du Sud. Longtemps affecté en Uruguay, il s’était distingué contre les Tupamaros.
Malko, un peu moins essoufflé, demanda :
— Vous êtes au courant du but de mon voyage ? Pouvez-vous m’arranger un rendez-vous avec le ministre des Affaires étrangères du gouvernement bolivien ?
Jack Cambell le fixa d’un drôle d’air :
— Je crois bien que vous êtes venu pour rien, fit-il d’une voix traînante et nasillarde.
Malko regarda l’Américain, incrédule et furieux :
— Pour rien ?
Son vis-à-vis eut un drôle de sourire en coin.
— Klaus Heinkel s’est suicidé il y a deux jours. On l’enterre aujourd’hui.
Chapitre III
La nouvelle tenait toute la troisième page du journal Presencia. Avec une photo de Klaus Heinkel-Muller et de son médecin chez qui il s’était donné la mort, dans le quartier élégant de Florida, tout en bas de la ville. Malko parlait assez d’espagnol pour comprendre le sens de l’article. Le journaliste qui l’avait écrit décrivait avec un grand luxe de détails le cadavre de Klaus Heinkel tel qu’il l’avait vu, le crâne fracassé par une balle.
En encadré, il y avait une déclaration du major Hugo Gomez, chef du control politico, déclarant que l’affaire Klaus Heinkel était terminée et qu’on ne saurait jamais la vérité concernant l’Allemand de La Paz.
Malko regarda la signature de l’article. Esteban Barriga. Les obsèques avaient lieu en l’église San Miguel de Calacoto.
— Vous êtes venu pour rien, laissa tomber Jack Cambell de sa voix nasillarde. Vous saurez au moins à quoi ressemble la Bolivie.
Malko replia le journal et le reposa sur le bureau. L’Américain jubilait comme si la mort de Klaus Heinkel le comblait de joie. Au fond, il était assez logique qu’un nazi traqué se suicide. Malko se leva. Sa mission en Bolivie aurait été de courte durée. Par la porte entrouverte, son regard rencontra celui de la secrétaire, au visage ovale et sensuel.
Elle le dévisageait effrontément de ses grands yeux. Elle sourit légèrement, baissa les yeux et se replongea dans sa machine. Sa jupe très courte découvrait jusqu’à mi-cuisses deux jambes parfaites. Il émanait d’elle une aura de gaieté et de sensibilité.
La voix de Cambell fit sursauter Malko.
— Vous êtes en admiration devant Lucrezia… Elle a les plus belles jambes de l’ambassade. Et en plus, il paraît que sa morale est moins stricte que celle de ses petites camarades.
Il avait parlé à haute et intelligible voix et Malko en fut gêné pour la Bolivienne. Il ne voyait plus d’elle qu’un profil pur, avec un menton volontaire et une large bouche sensuelle.
— Je vais m’en aller, dit-il. Dommage que je sois arrivé trop tard.
Jack Cambell eut un geste fataliste.
— Ce type-là devait en avoir trop sur la conscience… À propos, vous avez apporté son dossier, n’est-ce pas ? Ses empreintes et tout. Laissez-moi tout cela, je le renverrai à Langley avec le rapport de la mort. Qu’on ferme le dossier.
Les yeux dorés de Malko ne changèrent pas d’expression. Mais quelque chose se raidit en lui. Son sixième sens alluma une petite lumière rouge dans son cerveau. La voix de Jack Cambell était trop détachée, trop indifférente. Instinctivement Malko mentit.