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— J’ai laissé tout cela à l’hôtel.

Une ombre imperceptible de contrariété passa sur le visage de l’Américain.

— Voulez-vous que je vous envoie quelqu’un ?

Malko le fixa de son air le plus candide.

— Au fond, je pourrais emmener votre secrétaire et elle vous ramènera les documents. Ainsi, vous les aurez immédiatement.

Jack Cambell hésita une fraction de seconde, mais la suggestion de Malko l’avait visiblement pris de court.

— O.K., pourquoi pas ? fit-il.

Il se pencha par-dessus le bureau.

— Lucrezia !

La jeune Bolivienne entra dans le bureau. Ses grands yeux noirs étaient pleins d’intelligence et de sensibilité. Debout, ses jambes semblaient encore plus jolies.

— Lucrezia, ordonna Cambell, accompagnez ce gentleman à son hôtel. Vous me rapporterez l’enveloppe qu’il vous donnera.

Elle inclina la tête, avec un coup d’œil en coin à Malko. Les deux hommes se serrèrent la main sans conviction.

— Arrêtez-vous à Rio au retour, suggéra l’Américain, c’est plus drôle que la Bolivie…

Dans l’ascenseur, la pulpeuse Lucrezia garda les yeux baissés. Ils marchèrent côte à côte jusqu’au croisement de la rue Ayacucho. En face de la Banque du Pérou, Malko leva le bras pour arrêter un taxi qui descendait. Lucrezia le regarda, surprise :

— Mais votre hôtel est deux rues plus bas !

Il sourit et la prit par le bras pour la faire entrer dans le taxi.

— Où se trouve le quartier de Florida ?

— Tout en bas de la ville, près de Calacoto. Pourquoi ?

— C’est là que nous allons. Très exactement à l’église San Miguel.

* * *

L’énorme cercueil noir bardé d’argent tenait tout le milieu de l’allée centrale, disparaissant sous des monceaux de couronnes. Apparemment, Klaus Heinkel n’avait pas eu que des ennemis. Les quatre premiers rangs de l’église San Miguel étaient pleins. Des hommes surtout, de type européen et assez âgés.

Malko et Lucrezia observaient la nef du bas-côté. L’expédition semblait amuser prodigieusement la jeune Bolivienne. Elle n’avait posé aucune question sur le soudain désir de Malko. C’était un vrai voyage pour arriver à Calacoto, le quartier résidentiel de La Paz. Le bas de la ville n’était qu’un étroit canon serpentant entre des murailles rocheuses à pic, un peu comme à Beverly Hills. On était au fond de la vallée qui s’élargissait. Calacoto commençait après le pont sur la rivière de La Paz, étalé sur un terrain rocailleux gagné sur la montagne. Des villas entourées de hauts murs, de part et d’autre d’une large avenue montant vers l’église San Miguel, bloc de béton futuriste marquant la fin de la ville.

Florida, où était mort Klaus Heinkel, s’étalait à droite de Calacoto sur une dizaine de blocs.

Ensuite, il n’y avait plus rien.

Le prêtre se retourna et s’avança dans l’allée centrale, agitant son goupillon. Solennellement, il le brandit et commença à asperger le cercueil d’eau bénite, tout en récitant une prière. Quand on connaissait la vie de Klaus Heinkel, il était surprenant que l’eau bénite ne se mette pas à bouillir en touchant le cercueil… Malko chuchota à l’oreille de Lucrezia :

— Vous connaissez les gens qui sont là ?

Elle répondit presque sans bouger les lèvres.

— Ce sont des nazis. Le gros rougeaud là-bas, c’est Sepp, le propriétaire du Daïquiri. Un ami de Klaus Heinkel. Les autres font partie de l’Automobile-Club. Ils sont tous là. Même Don Federico.

— Qui est Don Federico ?

— Don Federico Sturm, le grand, près du cercueil. Un des piliers des amicales nazies en Amérique du Sud.

Ancien colonel SS. Il vit près du lac Titicaca. Il a fait fortune en Bolivie et il est très puissant. On dit qu’il connaît Martin Borman personnellement et qu’il l’a même caché chez lui. Mais on dit tant de choses…

Lucrezia chuchotait d’une voix excitée tandis que Malko scrutait les étranges assistants. Sous leur air confit en dévotion, perçait un sentiment indéfinissable qu’il n’arrivait pas à déceler. Il se concentra sur Don Federico. Un bel homme qui se tenait droit comme un I, impeccable dans un costume sombre qui ressemblait à un uniforme. Se sentant observé, l’Allemand tourna légèrement la tête et Malko croisa le regard de ses yeux froids et très clairs. Il en éprouva une gêne instinctive. Une crispation infime de sa bouche et Don Federico reprit sa position, les mains croisées devant lui.

Tout à coup, Malko réalisa ce qui le chagrinait : tous ces gens avaient l’air joyeux !

Il les réexamina un par un, s’attardant sur chacun. Au bout de quelques secondes, chaque visage laissait percer un petit tic joyeux. Un sourire avorté. Une lueur joyeuse dans le regard, une ride apparue et vite disparue. Comme s’ils étaient tous en train de jouer un bon tour à quelqu’un. Mais à qui ? Massif et sinistre, le cercueil était bien là. Avec un mort à l’intérieur. Or, l’homme qui s’y trouvait, Klaus Heinkel, était des leurs.

L’impression de gêne ressentie en présence de Jack Cambell s’accentuait. Il y avait quelque chose d’étrange dans la mort subite de Klaus Heinkel. Une énigme que Malko avait envie d’élucider avant de quitter la Bolivie.

La cérémonie se terminait. Malko tira Lucrezia par le bras. En descendant l’allée il vit soudain un homme tout petit, à l’écart des autres, avec un faciès indien prononcé et l’air de souffrir. Chétif et hâve, il avait l’air d’avoir honte d’être là. Lui n’était sûrement pas allemand. Au moment où ils allaient sortir, Malko remarqua également un personnage massif, dans l’ombre d’un pilier. Celui-là non plus n’était pas allemand. Olivâtre, la tête ronde, les épaules carrées, les bras ballants, il avait l’air d’une brute bien nourrie et cruelle. Malko remarqua une bosse sous sa veste mal coupée. L’homme était armé. Quand Lucrezia passa devant lui, il la fixa avec insistance, et son regard lécha les jambes découvertes par la mini.

La jeune Bolivienne eut un sourire sec, découvrant ses dents comme pour mordre.

Dès qu’ils furent sur le parvis, Malko demanda :

— Qui était-ce, le gorille près du pilier ? Lucrezia eut une moue dégoûtée.

— Le major Hugo Gomez. Le chef du control politico. Un tueur et un sadique. Il a loué une villa en ville où il torture les suspects de façon tellement horrible que certains jours on est obligé de dévier la circulation pour qu’on n’entende pas leurs cris…

Klaus Heinkel avait dû s’épanouir dans ce beau pays.

— Vous le connaissez ?

La jeune Bolivienne tordit sa bouche en une grimace haineuse :

— J’appartenais à une formation politique d’opposition. Nous avons été arrêtés par les hommes de Gomez qui a tenu à m’interroger lui-même. Il a voulu me violer.

Sa voix vibrait :

— Il se croit un macho, continua-t-elle, parce qu’il viole des filles et qu’il couche le vendredi avec les putains du Maracaïbo… Je l’ai vu serrer avec du fil de fer les testicules d’un jeune homme jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Parce qu’il avait écrit des slogans anti-gouvernementaux sur les murs…

Elle en dégoulinait de haine, la douce Lucrezia. Malko revint à son idée :

— Qu’est-ce que faisait là ce redoutable personnage ? Ce n’est pas un diable de bénitier…

— Il protégeait Klaus Heinkel. Rien ne se passe à La Paz sans qu’il le sache. J’espère que quelqu’un le tuera un jour, ajouta-t-elle avec une conviction profonde.