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– Vous vous appelez Durietz?

– Tristan.

– Vous êtes plus jeune que Jérôme.

– Trois ans.

– Moi c’est Marco, vous voulez un café?

Il dit non de ses yeux tristes, irrésistiblement attirés par l’écran. Il ne demande qu’à rester peinard devant sa télé avec le zappeur en main, et je comprends ça. On n’a rien inventé de mieux que la petite fenêtre sur le monde pour l’oublier pendant quelques heures, le monde. D’un signe je fais comprendre à Tristan que je n’ai pas l’intention de le déranger. Sur quoi, j’allume mon ordinateur.

Je me souviens de la réaction de Séguret quand Jérôme a demandé une avance pour acheter des médicaments à son frère. «Vous n’en faites pas un peu trop?» Je pensais moi aussi qu’il tentait un coup que n’aurait pas osé Dickens. Comme quoi, quand un scénariste parle du réel, personne n’y croit.

Je parcours la scène entre Mildred la surdouée et Bruno le cancre. Quelque chose déconne depuis le début entre eux deux et je n’arrive pas à trouver quoi. Il faut laisser à Mildred son côté pervers, mais j’aimerais aussi qu’elle soit attachante. Pas seulement une Savonarole de H.L.M. Lui, il faudrait qu’on le sente plus attiré par elle, physiquement. Il y a peut-être un moyen de bricoler autre chose.

12. CHAMBRE MILDRED. INTÉRIEUR. JOUR

Mildred est allongée dans son lit, sous une grande affiche du Fantôme de l’Opéra. Bruno regarde par le trou dans le mur qui communique avec sa propre chambre, et s’en amuse, une cigarette à la main.

BRUNO: Tu as mon plumard en plein dans ta ligne de mire, tu t’emmerdes pas!

MILDRED: Ne t’inquiète pas, je sais que les ados ont besoin de leur intimité plus que les autres. J’en ai été une, moi aussi.

BRUNO: Pour moi, on a le même âge, tout intelligente que tu sois.

Il s’approche d’elle, s’assoit sur le rebord du lit et pose lentement sa main sur le mollet de Mildred. Elle le repousse fermement, il hausse les épaules.

BRUNO: Et qu’est-ce qui te dit qu’hier soir je ne t’ai pas vue, toute nue, en sortant de ta douche?

Mildred se dresse sur le lit, les yeux graves.

MILDRED: C’est faux! Tu m’aurais parlé des cicatrices!

BRUNO: Quoi?

MILDRED: Tu connais la légende de la Méduse? Celle qui rend fou ceux qui la regardent en face. C’est ce qui arrive à tous ceux qui m’ont vue nue.

BRUNO: Qu’est-ce que c’est que ce délire!

MILDRED: C’est comme ça depuis l’incendie de la maison de Bel Air. Je dormais tranquillement dans cette espèce de lit à baldaquin…

BRUNO: Quoi?

MILDRED: Remarque, je n’ai rien senti, les vapeurs toxiques m’ont plongée dans un semi-coma qui a duré plusieurs jours. Il paraît que les moustiquaires ont fondu autour de moi, brûlures au quatrième degré. Il leur a fallu un temps fou pour enlever tout ça sur la table d’opération. (Elle pose les mains sur les parties de son corps qu’elle énonce.) La peau de mes jambes ressemble à du fromage sur de la pizza, je suis marquée au fer rouge sur la hanche droite, comme une vache texane, c’est un ressort du matelas rendu incandescent, et puis sur la poitrine, j’ai des choses… je ne sais pas comment les décrire… Des cloques et des cavités bizarres… Il paraît que je dois attendre encore cinq ou six ans avant de montrer ça à un chirurgien plastique, mais je ne sais pas si je le ferai, j’y suis attachée à ce corps, après tout.

Bruno se lève, défait, et se précipite vers la porte.

BRUNO: T’es qu’une folle! Pas un mot de vrai, pas un!

MILDRED: À toi de vérifier, si t’en as le courage, petit voyeur.

Il claque la porte.

– Marco?

Je lève le nez de l’écran, un peu dans les vapes. Jérôme, un sac de papier kraft à la main, l’air penaud. Je commence à m’habituer à sa silhouette dégingandée et à son regard fatigué avant l’âge. Si le gouvernement lançait une campagne de propagande antiaméricaine, on se servirait de lui comme portrait-robot. Même dans le Bronx on ne porte pas le Jean troué avec tant d’aisance, sa gestuelle ferait passer un rapper pour une cariatide, et ses jurons yankees ont de quoi faire rougir les maquereaux de la 42e Rue. On pourrait croire que tout ça est finement imité mais il n’en est rien: Jérôme est comme ça, et quand il prétend n’être jamais sorti de Paris, je ne peux pas le croire. Son frangin ne s’est même pas aperçu de son arrivée et regarde paisiblement un téléfilm.

– D’habitude il est dans un institut, mais je ne peux plus payer depuis six mois.

– Tu n’as pas besoin de me raconter.

En réalité, j’ai besoin qu’il me raconte, par curiosité, mais pas seulement. Je veux comprendre comment on peut se retrouver à la rue, avec un frère pas très solide sur le dos, sans savoir qu’en faire. Jérôme me tend une bouteille de bière fraîche qu’il vient de sortir du frigo de l’épicier d’en face. J’ai rincé deux gobelets. L’idéal aurait été un alcool fort, la petite gorgée qui brûle et donne une âme aux conversations de garçons. Jérôme fait avaler deux cachets à Tristan avec une gorgée de bière et me rejoint à la table de travail.

– Il a la maladie de Friedreich, c’est une paralysie des membres inférieurs qui s’aggrave d’année en année. Il n’a que quelques minutes de mobilité par jour. Il doit se reposer et prendre des décontractants musculaires à heures fixes. Il a juste besoin d’un coin pour s’écrouler, c’est tout. Dès que nous serons payés, je pourrai le raccompagner aux Noriets.

Il en parle avec le détachement de celui qui déteste le drame, tous les drames, ceux de la vie, ceux qui ne provoquent jamais aucun rebondissement. Je lui ai proposé un peu de fric, juste le temps de voir venir, mais il refuse.

– Si j’avais mes quatre millions de dollars, je l’installerais à Malibu avec une ou deux nurses splendides.

– Tes quatre millions de dollars?

Il l’a dit avec intention et j’ai mordu à l’hameçon tout de suite. Je sens que Jérôme a une terrible envie de se confier. Il se penche à mon oreille, grave.

– Deathfighter, ça te cause?

Deathfighter? Trois millions de spectateurs Paris/Périphérie en huit semaines. Quatre oscars dont le premier à Schwarzenegger comme meilleur acteur. Il pleurait à la remise, c’était beau à voir. On aurait pu tout aussi bien le donner à Stallone. Sur le territoire américain, le film va approcher le record mythique de E.T., et le merchandising va rapporter plus que celui de Batman.

– Deathfighter, c’est moi.

Un autre l’a déjà fait, il y a longtemps, avec le personnage d’Emma Bovary. À l’époque, peu l’ont cru.

* * *

Je suis rentré me glisser sous les draps de ma belle. Quand j’ai vu son dos magnifiquement distant, j’ai freiné la paume de ma main et me suis blotti à quelques centimètres, sans la toucher. Est-ce ma faute si j’ai la tête ailleurs? J’ai envie de la réveiller pour lui dire de ne pas faire attention à moi. Lui dire qu’en ce moment je n’ai rien de spécial à lui dire, que je pense à d’autres gens qu’elle, des êtres de fiction qui ne sont pas dignes de la moindre jalousie. Et que je l’aime toujours autant. Et que j’ai toute une vie pour le lui dire.