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Mais je n’ai pas su.

* * *

Mathilde embellit de jour en jour. On a envie de la prendre sur ses genoux pour écrire des dialogues à deux, sans prononcer le moindre mot, à la manière des amoureux qui lisent le même livre et s’attendent au bas de la page. Elle est fraîche du matin au soir et sent dramatiquement bon. Qu’elle soit là ou pas, son essence nous enveloppe tous les trois et nous fait lever le nez. Les premiers temps, elle a réussi à nous faire oublier qu’elle était la seule femme du groupe mais depuis quarante-huit heures c’est peine perdue. Elle porte en elle la mémoire de cent dames de cœur et la vie de mille maîtresses qui apparaissent à son insu. Le travail s’en ressent: chacun en abat trois fois plus.

– Il y a une explication à ça, nous a dit Louis un soir où elle est partie plus tôt. Au Moyen Âge, quand on devait cautériser une plaie à vif, on avait besoin de dix hommes pour maintenir le malheureux en place, et ça se passait toujours dans la violence et la douleur. Mais on pouvait aussi demander à la plus jolie et la plus jeune fille du village de tenir les bras de l’homme pendant l’épreuve. En général, elle s’en tirait bien mieux que les dix autres. Sans Mathilde nous aurions peut-être une fâcheuse tendance au laisser-aller.

– Vous croyez qu’elle vit avec quelqu’un? j’ai demandé.

– Pas l’impression, a dit Louis. Un soir je l’ai raccompagnée chez elle, elle m’a invité à prendre un café.

Celui que Jérôme et moi appelons en douce le «Vieux», capitaine d’équipage bien-aimé, nous a donné une énième preuve des privilèges de l’âge. Le couteau sous la gorge, nous l’avons contraint à tout nous dire sur l’univers de la mystérieuse Mathilde, reine de l’amour.

– Un intérieur d’une banalité formidable, le truc sobre, fonctionnel et décoratif. Vous avez l’air déçu…

– Évidemment qu’on est déçus.

– À quoi vous attendiez-vous? Des meubles en bois de rose? Des rideaux et des couvre-lits Laura Ashley? Des coussins en forme de cœur?

– Des fleurs partout et pas le moindre pétale par terre.

– Des Poulbot dans le vestibule, un gros flacon de Loulou dans la salle de bains.

– De la Marie Brizard et de la Chartreuse! Une énorme souris en peluche!

– Un poster géant de Barbara Cartland!

– Vous délirez, mes enfants. Remarquez, pour vous consoler, j’ai quand même vu une photo des sœurs Brontë dans les toilettes.

Avec l’habitude, je commence à me faire une idée précise de qui sont mes partenaires et comment ils réagissent aux événements. Si nous ne prêtions pas attention aux signes que chacun émet durant les dix à douze heures de travail commun, nous pouvons dire adieu à notre belle entente. Louis cite son Maestro à tout bout de champ, il le fait avec tant de naturel et de précision qu’il est impossible de croire à une pure affabulation. Le soir, nous en parlons souvent avec Jérôme, quand il nous prend l’envie de faire des heures supplémentaires. Nous sous sommes rendus à l’évidence: Louis a bel et bien travaillé avec le maître. Comment, pourquoi, autour de quel film? Je n’ose pas lui poser de questions trop précises et préfère le laisser nous dévoiler son histoire à la façon d’une strip-teaseuse qui sait mieux que personne comment réagit son public. Nous sommes rassurés à l’idée de l’avoir parmi nous, son rôle de capitaine se définit de mieux en mieux. D’un commun accord nous lui faisons confiance pour toutes les démarches auprès de la production. Il est occupé de nos quatre contrats en essayant de grappiller un maximum auprès de la chaîne et personne n’aurait pu faire mieux. Le matin, il a enfin réussi à obtenir nos chèques et nous les distribue comme des bons points. Mathilde range le sien dans son sac sans regarder le montant. Jérôme pousse un râle de soulagement et embrasse le papier. De nous tous, c’est lui qui en a le plus besoin. D’après Louis, Séguret n’a absolument rien à dire sur notre ouvrage, il jette un œil très sommaire sur les épisodes et donne le tout à un assistant qui calcule le budget et fait le plan de travail. Le tournage du Pilote a commencé depuis hier. Objectif: mettre en boîte quarante-cinq minutes de film par jour au lieu des dix habituelles, ce qui augure de la qualité du produit fini. Personne n’a songé à nous présenter les acteurs ni même à nous envoyer leur photo. Nous sommes sûrs d’une chose, aucun n’est connu et les trois quarts sont à peine des professionnels. Séguret prétend que les talents «en devenir» ont tout à prouver. Il dit aussi qu’on peut faire des merveilles avec un figurant à qui on donne sa chance («Voyez Marilyn Monroe!»). Chaque acteur est payé cinq cents francs la journée. À ce tarif-là, un plombier ne se déplacerait même pas. Nous ne nous attendions pas à des miracles, mais chacun de nous a en tête une tirade, un dialogue qui lui est cher, une réplique pour laquelle il a rêvé d’un Laurence Olivier ou d’une Anna Magnani.

– Après tout, c’est comme ça qu’ils nous ont recrutés, j’ai fait. On leur laisse une chance.

Une série de bing a suivi et chacun s’est installé devant son écran. Tristan, la «Chose», est affalé devant le sien, la télécommande en main. Depuis dix jours, il n’a pas quitté le canapé et a réussi à se faire oublier. On pourrait le prendre pour une sorte d’animal à sang froid, dans les tons beige, les yeux mi-clos, totalement immobile. Il regarde la télé avec des écouteurs, se nourrit de pizzas sans faire d’histoires et garde la boutique jour et nuit. Il faut juste éviter de le regarder trop longtemps si on ne veut pas se laisser envahir par un spleen lancinant. Sinon, nous sommes plutôt contents de l’avoir avec nous. Et depuis que je sais que son frère pèse virtuellement quatre millions de dollars, je les considère tous les deux comme des proches.

Le Vieux a demandé si nous avions des modifications à faire sur l’épisode n° 4. Jérôme trouve que je suis allé trop vite sur l’enquête de Jonas à propos de la pièce interdite des Fresnel (où Mildred rêve de pénétrer). Dans une séquence, j’effleure l’idée d’un trésor caché sans donner de piste sérieuse. Ça peut être n’importe quoi, pas forcément des espèces trébuchantes mais plutôt quelque chose de non monnayable. Un nu de Van Gogh, une boîte de Pandore, un corps embaumé, un morceau de la vraie Croix. Jérôme imagine très bien l’arsenal perdu d’une guerre oubliée. Une pleine armoire de grenades quadrillées et de bazookas qui rouillent en attendant leur heure. Louis verrait plutôt un élément qui occupe la pièce entière, comme une imprimerie de fausse monnaie ou un laboratoire. Nous abandonnons vite l’idée, le laboratoire rappellerait trop l’atelier de l’inventeur. Mathilde n’a encore rien dit, je lui demande si elle a un avis sur la question, elle répond un «oui» qui veut dire «oui, mais c’est encore un peu flou, j’aimerais vous le proposer directement par écrit».

– À quoi pensez-vous?

– … C’est encore un peu flou, j’aimerais vous le proposer directement par écrit.

– Parfait. Mettons de côté la pièce interdite, dit Louis.

– On se relit la séquence 17? propose Jérôme.

Depuis le début, il ne se sent aucune affinité avec le personnage de Camille et songe à s’en défaire au profit d’un personnage de femme plus «toxique».

– Ça fait déjà quatre épisodes qu’on se trimballe cette morue!

– Nous en avons encore 76 à écrire et tu veux déjà en buter une? On a tout le temps, non?