– Supprimer Camille me paraît un peu intempestif, dit Mathilde. Jonas allait tomber amoureux d’elle.
– Et alors? Il peut tomber amoureux d’une autre. Plus…
– Plus «toxique»?
– Parfaitement.
Dès son tout premier synopsis, Louis voulait faire de Camille un personnage suicidaire.
– Le suicide offre tous les avantages: c’est raffiné, c’est chargé de sens, c’est fin de siècle.
– Je trouve ça un peu cruel pour les étudiantes en philo, dit Mathilde. On ne sait jamais, au moment de la diffusion, il y en aura peut-être une qui finira sa thèse en laissant la télé allumée pour avoir une petite présence dans sa chambre de bonne.
– Vous avez une imagination féroce, Mathilde, vous étiez faites pour ce job.
– On s’égare! crie Jérôme. On la suicide, un point c’est tout. Reste à savoir comment.
Il s’entête mais Mathilde a décidé d’en découdre et tente tout ce qui est en son pouvoir pour sauver la malheureuse. Louis propose une solution équitable: Camille mourra si aucun de nous trois ne réussit à la sauver. Intrigué, Jérôme se propose de jouer le jeu et de voir ce que chacun de nous a à proposer pour épargner Camille. Louis s’y colle le premier, pour montrer l’exemple.
17. CHAMBRE CAMILLE. INTERIEUR. SOIR
Camille porte une robe blanche, elle est assise dans un rocking-chair et regarde la nuit tomber, un livre à la main: les stoïciens. Elle lit à haute voix un passage sur le suicide. De la commode, elle sort un revolver, arme le percuteur, et prend le canon dans sa bouche.
Soudain, on toque à la porte.
Elle va ouvrir en cachant le revolver dans son dos. Surprise, elle laisse entrer son oncle Fred qui s’assoit sur le lit, l’air accablé.
FRED:… Tu sais, cette expérience sur laquelle je travaille depuis que tu es toute petite…
CAMILLE: Cette espèce de boîtier magique? Le truc qui rend immortel celui qui le porte?
FRED: Mon appareil est capable de ramener à la vie tout individu mortellement touché dans un délai d’une heure. Qu’il s’agisse d’une embolie cardiaque, d’une rupture d’anévrisme, ou même d’un accident violent, ma boîte peut… comment dire… «revenir en arrière». Mais maintenant que je suis sur le point d’aboutir, je réalise enfin que je suis condamné à ne jamais la voir marcher.
CAMILLE: Pourquoi?
FRED: Parce que je ne peux pratiquer les tests que sur un individu qui vient juste de mourir.
CAMILLE: Mais! Les hôpitaux en sont pleins!
FRED: (haussant les épaules): À l’échelle de mon invention, l’histoire de la médecine en est au Moyen Âge. Tu voudrais qu’on me brûle comme une sorcière? Einstein disait qu’un préjugé est plus difficile à briser qu’un atome, et la mort est le tabou suprême. En plus, il faudrait que je sois là, à la minute près, c’est impossible…
CAMILLE (grave): Et quel serait le cobaye idéal, pour toi?
FRED: L’idéal? (Il se met à rêver.) Ce serait… Un individu qui se suiciderait de toutes les manières possibles, sous mon contrôle, et que je ramènerais à la vie, encore et encore, à chaque essai! Mais combien de temps me faudra-t-il pour le trouver? Pour le convaincre de faire équipe avec moi? Je mourrai sans doute avant de l’avoir rencontré, et le travail de toute une vie, tout cet espoir pour l’humanité partira avec moi…
– Cette histoire de boîtier magique est parfaitement malhonnête, dit Jérôme. Si tu t’imagines que ça suffira à la sauver…
Et il ajoute, magnanime:
– Mais je veux bien lui donner une seconde chance…
Mathilde s’installe à son clavier.
Après un léger silence, Camille raccompagne son oncle à la porte.
CAMILLE: Un jour tu trouveras ton cobaye, j’en suis sûre…
Elle embrasse son oncle et referme la porte. Elle reprend le revolver et le colle sur sa tempe. Elle ferme les yeux très fort, prête à appuyer sur la détente.
Tout à coup, une main vient la désarmer. Elle se retourne, effarée, c’est Jonas.
CAMILLE: Qui vous a permis d’entrer ici? Même ma famille frappe avant d’entrer.
Il ôte les balles du barillet.
CAMILLE: Allez-vous-en!
JONAS: Vous savez que je pourrais vous arrêter pour port d’arme.
CAMILLE: Elle appartenait à mon père. Vous n’auriez pas le courage de confisquer le dernier souvenir que j’ai de lui.
Il s’approche pour la prendre dans ses bras mais elle le repousse.
JONAS (sec): Bon, puisque vous y tenez tant, je vais avoir besoin de votre mort. Vous avez entendu parler de Pedro «White» Menendez?
CAMILLE: Le terroriste?
JONAS: Il est à Paris, une nouvelle vague d’attentats va déferler sur la capitale, et le pire c’est que nous n’avons aucun moyen d’arrêter ça. C’est le cerveau de son organisation mais il n’intervient jamais lui-même. Impossible de le coincer, il est installé dans un grand hôtel à Paris, au vu et su de tous, uniquement pour nous narguer. Des centaines d’innocents vont périr, et nous n’y pouvons rien.
CAMILLE: Qu’est-ce que je peux y faire?
JONAS: Nous sommes sûrs que la fin de Menendez sera la mort de son mouvement. Tous les moyens légaux n’y feront rien, il faut avoir sa peau, un point c’est tout.
CAMILLE: Seriez-vous en train de me proposer de jouer les kamikazes?
– Ne pouvant la maintenir en vie, il va sublimer sa mort, n’est-ce pas une autre preuve d’amour? demande Mathîlde.
Je veux bien être pendu si, à la diffusion, passé quatre heures du matin, ce genre de galimatias psychologique a encore cours. Mais je pousserais volontiers la logique de la scène un peu plus loin. L’idée qu’on ne puisse pas se suicider peinard dans cette maison commence à me plaire.
Il suffit de partir d’un constat d’une cruelle lucidité: celui qui sait qu’il n’a plus que quelques heures à vivre va sans doute pour la première fois de son existence éprouver une extraordinaire sensation de liberté. Une liberté toute-puissante, sans plus aucune barrière ni tabou. Une liberté au-dessus des lois.
Quel gâchis ce serait de ne pas en profiter!
Un tas d’individus se mettent à défiler dans la chambre de Camille pour rentabiliser son suicide. Faire une immense fortune en moins d’une heure devient un jeu d’enfant, mais tant de vénalité dégoûte la désespérée. Le don massif de ses organes dans un état de fraîcheur absolue la tente un moment, mais imaginer le puzzle humain que deviendrait son corps lui fait peur. On lui propose toute une collection de morts mythiques qui frapperaient les esprits pour les décennies à venir, mais à quelles fins? Son acte n’a d’intérêt que s’il reste magnifiquement esthétique, et donc gratuit.