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Camille se rend à l’évidence et reporte sa décision jusqu’à ce qu’elle trouve un sens à sa mort.

Jérôme termine de lire la séquence et repose les feuilles sur la table.

– … Cette bécasse l’a échappé belle. Il s’en est fallu de peu.

Louis, Mathilde et moi poussons un soupir de soulagement. Sans être sorti d’affaire, le personnage de Camille a gagné un sursis. Suite au prochain épisode.

Il est midi. Jérôme se jette sur le téléphone pour commander des pizzas. Son frère, les yeux grands ouverts, regarde un truc brésilien. Mathilde fait une copie sur disquette de toute la séquence 17.

Un rayon de soleil ocre vient percer le ciel d’automne. La journée est loin d’être terminée. Nous devons veiller sur tout notre petit monde.

– Hormis Dieu et les scénaristes, a demandé le Vieux, vous connaissez d’autres boulots où l’on façonne les destins?

La Toussaint est tombée un jeudi et nous sommes tous au bureau, comme si personne n’avait de mort à visiter. L’un de nous l’a fait remarquer et seul le Vieux a réagi en disant que sa femme n’aurait jamais traîné ses guêtres dans un cimetière s’il était parti le premier. Il considère qu’il y a des occasions beaucoup plus amusantes de s’enrhumer (la grande roue des Tuileries) et que les vendeurs de chrysanthèmes sont tous des salauds. Il ajoute que sa femme l’a quitté pour un acteur qu’il n’a pas du tout envie de croiser.

– Je ne vais plus au festival de Cannes pour éviter de le rencontrer, ce n’est pas pour me faire piéger bêtement sur la tombe de Lisa.

Louis parle facilement de Lisa. Il ne rate jamais une occasion d’évoquer celle qu’il a tant aimée et qui l’a tant fait souffrir. Indécence ou besoin de se raconter, je ne sais pas. Mathilde se penche sur cette idylle avec une curiosité de géologue. De quoi était fait cet amour? Quelles en étaient les strates supérieures? Qu’y trouvait-on en profondeur? Quel versant en était le plus friable? D’après Louis, Lisa l’aurait quitté à cause de son dévouement au Maestro. Elle aurait été incapable de comprendre qu’il avait sacrifié sa propre carrière pour assister le maître dans l’écriture de ses chefs-d’œuvre. Moi qui suis prêt à me damner pour un feuilleton de nuit, je n’imagine pas l’honneur suprême d’être installé dans l’intimité créatrice du Maestro en personne.

– Le mec qui t’a piqué ta Lisa, c’est quel genre d’acteur? demande Jérôme.

– Le genre à réciter Shakespeare en collant. Un pur. Un théâtreux. Un vrai, quoi.

Même s’il n’avait jamais rencontré le Maestro, Lisa aurait quitté Louis parce qu’il faisait un travail de l’ombre. Il la décrit comme une grande victime du strass et des bravos, et un scénariste, même s’il intervient au tout début d’une aventure, passera toujours en dernier. Le monde entier n’a d’yeux que pour les acteurs. Un scénariste, ça fabrique du rêve mais ça ne fait pas rêver.

– S’il fait du théâtre, il doit se lever tard, il n’ira pas au cimetière avant quatorze ou quinze heures, dit Mathilde.

– Sait-on jamais? Et puis, vous avez vu le boulot à abattre aujourd’hui?

Séguret nous a renvoyé le n° 10 d’urgence en soulignant tout ce qui lui paraissait obscur et les corrections nous ont pris deux bonnes heures. Séguret se fout de ne pas comprendre, il déplore seulement que certaines phrases, voire des situations entières, bloquent les acteurs pendant le tournage, ce qui ralentit le mouvement.

– Je croyais que Séguret était le genre de type à connaître le mot «acmé».

– C’était dans quel dialogue?

– Scène 21, quand Jonas dit une connerie et Mildred lui répond qu’il s’agit de l’«acmé de la pensée mongolienne».

– Remplace par «zénith». C’est joli ça, le «zénith de la pensée mongolienne».

– Pas sûr qu’il pige davantage. Remplace par «apogée», «comble» ou «sommet».

Il paraît que les tournages du Pilote et du n° 2 se sont plutôt bien passes. Séguret n’a pas eu le temps de nous en faire une cassette mais il nous encourage à regarder la diffusion prévue dans deux jours. Il trouve le résultat «pas si mauvais» avec «un ou deux bons noments». Le directeur de la chaîne n’a encore rien vu, on peut raisonnablement supposer qu’il s’en fout complètement. Il a déjà fort à faire avec sa programmation cinéma, ses reality shows et ses infos. Nos épisodes 3 et 4 sont en tournage en ce moment même. Nous sommes dans les temps.

– Je croyais que Séguret était le genre de type à apprécier une phrase comme: «J’ai vu ton père, Jonas, il était ivre mort et faisait des gestes désordonnés, comme s’il clouait un cercueil fantaisie.»

– Il n’est pas non plus le genre de type à nous féliciter pour la séquence 55.

Oui! La séquence 55! On a coupé l’électricité parce que Marie n’a pas payé la facture. Toute la scène est entièrement noire, on comprend juste que «quelqu’un» est dans la même pièce qu’elle. Au début, ça lui fait peur, ensuite ça l’émoustille, et ça finit avec des petits râles étouffés. Je ne sais pas comment la fille qui joue Marie Fresnel va s’en sortir. Il s’agira d’une belle performance de comédienne. Ce qui gêne Séguret, c’est qu’on ne sait à aucun moment qui est avec elle dans la pièce. J’ai répondu que même Marie préfère ne pas savoir. Un homme, une femme, son admirateur inconnu ou son beau-frère, personne ne saura jamais. Pour Séguret, il est important que le spectateur n’aille pas s’imaginer qu’il s’agit de son propre fils Bruno. Aucun de nous n’avait pensé à l’inceste! Preuve formelle que ce noir absolu est un support à l’imagination de chacun, et celle de Séguret ne lasse pas de me surprendre. J’espère qu’ils tourneront la scène comme elle a été écrite.

Le Vieux colle des myriades de post-it sur les bords de son écran, tout préoccupé qu’il est par le personnage du père Callahan.

– Walter est un crétin. Il n’a rien à vivre, rien à dire, ses dialogues sont particulièrement insipides. Il est ivre mort les trois quarts du temps.

Je ne suis pas d’accord. Walter vit son alcoolisme avec une certaine élégance, c’est ce qui fait son charme. Il cherche avant tout une normalité qu’il n’a jamais connue et ne peut espérer l’atteindre qu’en buvant. Au premier verre, il s’aperçoit qu’il n’est pas cet olibrius dont tout le monde lui parle. Au second, il devient l’homme lambda. Dès lors, c’est un bon père de famille sur lequel on peut compter.

– Il faut lui inventer un truc bien à lui. Un truc… un truc avec du…du coeur.

Au mot cœur, Jérôme et moi regardons vers Mathilde.

– J’ai ébauché quelque chose avec Marie, mais ce n’est pas si impie, dit-elle, l’admirateur inconnu est en train de marquer des points.

– En attendant, on peut coller une maîtresse à Walter, dit Jérôme. Ils n’auront qu’à prendre la script et filmer leurs ébats pendant qu’ils sont planqués sous les draps. On verrait juste un pied de temps en temps.

– Quand je dis «du cœur» il s’agit de bien autre chose que ça. Moi je vous parle de pulsion de vie! De souffle…! Le vertige métaphysique…! Dieu, la mort, le néant, des trucs comme ça, quoi…

Louis nous fait un petit caprice. Ce genre de chose survient en général quand on s’approprie un personnage. Sans aller jusqu’à en faire son alter ego, Louis a réuni chez Walter certains éléments de sa propre vie. La perte de l’être aimé en est un parmi d’autres. Avec le ton du gars qui veut faire plaisir, Jérôme propose un petit meurtre existentiel à la Camus. Walter pourrait tuer Camille pour lui venir en aide, ça donnerait un peu de «charge émotionnelle» aux relations de bon voisinage, comme il dit. Louis n’a pas l’air emballé.