– Walter va se mettre à composer des Gospels et rencontrer Dieu! dis-je. Mais Dieu en personne!
Mathilde croit que je plaisante et elle a tort. Si Dieu est partout, il est forcément dans notre Saga et il me semble logique de le faire apparaître. Nous n’avons pas encore utilisé notre personnage annexe pour le 9, ils peuvent embaucher un type pour jouer Dieu, ça ne doit pas être trop dur à trouver. Un petit bricolage vidéo et hop, une silhouette apparaît, Dieu soi-même, pendant que Walter est en train de lui composer un Gospel. Il suffit de le traiter de façon très intimiste, archidépouillée (un homme, un chant, un dieu). L’idée est sans doute un peu déconcertante mais je n’y mets aucune dérision. Séguret nous a exhortés à faire n’importe quoi et je ne vais pas m’en priver, mais ce n’est pas une raison pour le faire n’importe comment.
Louis ne réagit pas et se lève. Regarde par la fenêtre, allume une gauloise.
– Vous ne pensez pas qu’il serait temps de nous occuper de Loli Callahan?
– La mère des gosses? Celle qui a disparu depuis quinze ans?
J’aurais dû m’en douter. Louis veut donner à Walter une chance de revoir celle qu’il n’a plus. Il y a une part de nous dans chacun des personnages de la Saga. Et si l’art imite la vie, tant mieux.
– Elle est morte depuis longtemps, dit Louis. Le plan de Walter était simple: il a caché cette mort aux enfants pour ne pas les traumatiser, il leur a raconté que leur mère est partie mais qu’elle reviendra. Il s’est donné dix ou quinze ans pour tomber amoureux d’une autre, et lui demander de se faire passer pour Loli aux yeux de ses enfants qui vont enfin retrouver une mère.
– C’est ça que tu appelles simple?
Pour le moins tordu, mais pourquoi pas?
– Je trouve ça assez joli, dit Mathilde. Le rôle qu’il lui demande de jouer est pour cette femme une bouée de sauvetage. Elle s’appelle… Eva. Elle a terriblement souffert par amour. Elle a une vie d’une banalité effrayante et, bien sûr, elle n’a jamais eu d’enfant. Etre Loli, c’est la chance de son existence. Une aventurière qui a préféré sa vie à sa famille mais qui revient pour se faire pardonner? Il n’y a pas plus beau rôle pour une femme qui n’attendait plus rien. Les gosses vont l’adorer, le père va l’adorer. Vous vous rendez compte de tout ce paquet d’amour qui va lui tomber dessus, à cette malheureuse?
D’où viennent les idées? Comment naissent les personnages? Une chose est sûre: il faut être quatre pour engendrer une Saga. Si l’un de nous jette en l’air une envie, une impression, ou un doute, il y aura toujours un collègue pour le rattraper au vol. Qui a créé cette Eva? Tout le monde. Elle est née d’un souci de Louis, d’une délicatesse de Mathilde, d’un persiflage de Jérôme. Et sans doute un peu de mon silence.
Ouand arrive l’heure de nous séparer, j’hésite à retourner vers Charlotte. Comme chaque soir, nous serons incapables de jouer au petit couple curieux du quotidien de l’autre. Pour combler des silences, je vais me sentir obligé d’écouter ses anecdotes de bureau. Et je ne lui connais qu’un seul défaut: elle n’a pas le moindre talent de conteuse. Elle sait rendre monotone une engueulade avec une collègue. Elle évoque une foule d’inconnus dont je suis censé tout connaître, elle mélange le passé immédiat et le futur proche. Elle tente allègrement des ellipses impossibles, elle commence par l’analyse au lieu de la synthèse, elle met les points forts là où ne gît que quotidien, et si parfois il lui arrive de passer tout près du sublime, c’est faute de l’avoir vu. Elle est persuadée de captiver l’auditoire et y parvient, malgré tout, parce qu’elle est belle, outrageusement belle, quand elle tombe à côté de la plaque.
Même si son job ne me passionne pas outre mesure – elle forme des cadres à je ne sais quelles techniques de développement d’entreprise –, je suis le premier à reconnaître qu’elle en possède un. Moi, Marco, scénariste au petit pied, il m’arrive encore de rougir quand on me demande ce que je fais dans la vie. J’attends le jour où je pourrai clamer haut et fort que je suis un mercenaire de la péripétie, fictionneur diplômé et affabulateur professionnel. La Saga sera mon baptême du feu.
Certains soirs j’ai envie de demander à la femme de ma vie de m’attendre trois mois. De faire comme si j’étais en mission, loin, outre-mer.
Je traîne encore un peu au bureau. Mathilde et le Vieux sont partis, Jérôme est allé au bois de Boulogne pour lancer son boomerang. Je reste un instant auprès de Tristan sans espoir qu’il lâche son écran pour me faire la conversation. Il ne prononce jamais le moindre mot à part «merci» chaque fois que son frère lui tend sa pizza. Je ne sais pas comment les frères Durietz peuvent rester vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans le même endroit et se condamner au plat unique.
Comme tous ceux qui ont eu des moments difficiles, les frères Durietz accordent une grande importance à l’hygiène. Ils profitent de la salle de bains de Prima dès les premières lueurs du jour et mettent les fringues que l’aîné ramène du Lavomatic. Jérôme vide les cendriers, aère et passe le balai. Le bureau est impeccable à notre arrivée. Toujours ça d’économisé pour Séguret.
Tristan zappe pendant la tranche horaire la plus difficile à négocier de la journée, de 18 à 19 heures, quand les chaînes sortent leur artillerie lourde pour fourguer un maximum de pub à l’heure où toute la famille est réunie devant la télé dans l’attente du 20 heures. Tristan est très loin de tout ça, cette agitation vespérale le trouble. J’ai déjà essayé d’étudier son zapping sans parvenir à comprendre sa logique. Les clips et les infos l’insupportent plus que tout; en un battement de cils, il est capable de foutre en l’air une bande de rappers et leurs trois tonnes de décibels, ou de couper la chique à n’importe quel individu qui s’aviserait de lui donner des nouvelles du monde. Il n’est pas fanatique de la pub et préfère, en attendant mieux, stationner quelques secondes sur un documentaire animalier ou une engueulade de talk show. Il déteste les dessins animés et les reportages sur les grands espaces. Il évite les images d’archives sur la guerre et les tirages de loto. En revanche, la météo l’intrigue même s’il ne sort jamais. Il regarde entièrement les émissions sur l’actualité du cinéma et les bandes-annonces des sorties en salle. Tôt le matin, en attendant que la journée démarre, il peut s’attarder sur les chaînes de télé-achat ou les recettes de cuisine. Tout ce fatras d’images n’est rien qu’une ponctuation dans sa recherche frénétique de fiction. Le cinéma est prioritaire sur tout le reste. Un mauvais film vaut mieux qu’une bonne série américaine, une mauvaise série américaine vaut cent fois un feuilleton européen. Mais il peut lâcher très vite un épisode qui semblait le passionner pour s’arrêter quelques secondes sur un soap brésilien ou une série pour adolescents. Sur quoi, il va revenir à son feuilleton qui ne souffre pas du quart d’heure manquant, au contraire. Tristan a tout simplement laissé les personnages faire connaissance pendant que l’intrigue se noue. Ça lui permet de réapparaître au moment où il se passe vraiment quelque chose. Il est donc capable de négocier plusieurs histoires à la fois en ne gardant que le meilleur. Ma présence ne le déconcentre pas. Le spectacle qu’il offre a quelque chose de vertigineux. Je sens une machinerie en branle à la manière d’un computer ultra-perfectionné qui analyserait les cas de figure, effacerait tous types d’impasses narratives et listerait les possibilités fictionnelles. S’il reste sur la même histoire sans avoir envie d’aller voir ailleurs, c’est qu’il a enfin retrouvé le plaisir du gosse qui se laisse embobiner par le conteur. Et là, toutes ses facultés d’anticipation ne lui servent plus à rien.