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Le plus souvent allongé sur le dos, il garde toujours la télécommande en main. Parfois il pivote sur le ventre pour étirer sa colonne vertébrale puis revient à la position initiale. Plus rarement, il tourne le dos à l’écran et ferme les yeux. On sait qu’il va s’assoupir quelques minutes tout en écoutant les dialogues du film, c’est la condition sine qua non du sommeil. Preuve supplémentaire que seule la fiction peut vous entraîner sans heurt au pays des songes. Le reportage, lui, ne peut conduire qu’à l’insomnie. Tristan ne sourit ni ne rit jamais, son regard reste impassible en toutes circonstances. Seule sa télécommande réagit. De temps en temps, il me fait penser à un gosse idiot, le nez collé aux mystères d’un aquarium, ou à un vieillard qui oublierait sa propre mémoire devant un feu de bois.

– Tout môme, il était déjà comme ça.

Jérôme est là, en sueur, le boomerang à la main. Il ouvre une petite bouteille de vodka rouge et me la tend avec un gobelet.

– De son lit, il me voyait partir jouer avec les potes, en bas. Seulement, quand je revenais, il fallait que je consacre un petit quart d’heure à lui raconter les conneries qu’on avait faites. Et puis, les jours où il ne s’était rien passé, il fallait que j’invente. Au début, c’était des trucs assez banals pour ne pas lui faire trop de peine.

Tristan a ses écouteurs plantés dans les oreilles. Sur l’écran se succèdent une série d’explosions qui dévastent un gigantesque musée d’art contemporain. Aucun danger qu’il nous entende.

– Et puis, ça a vite pris des proportions redoutables, les mômes en veulent toujours plus. Il a fallu que je lui raconte des faits d’armes, des péripéties de bravaches, des duels de cour de récré. «C’est le moins que tu puisses faire», me disait ma mère, toujours à deux doigts de me reprocher d’être en bonne santé. Je sais bien qu’on préfère toujours les canards boiteux mais là, elle poussait un peu, la vieille. Tristan et moi, on se complétait bien, j’avais envie de faire l’intéressant, il avait besoin de s’intéresser. À moi d’avoir du talent.

– C’est comme ça que tu es tombé dedans?

– Dans le scénar? Oui.

J’allume une gauloise qui traîne dans un paquet oublié du Vieux. Jérôme s’étonne de me voir fumer. J’aime trop le tabac pour avoir la clope au bec à longueur de journée. Il ouvre la fenêtre et regarde au-dehors. L’air vient rafraîchir la pièce. J’avale une gorgée de vodka, prends une bouffée par-dessus, et comprends enfin pourquoi on clame partout que ces trucs-là sont dangereux. Jérôme contemple les étoiles, les toits, les derniers scintillements de la ville, les rares buildings qui se découpent au loin, et pousse un soupir devant la qualité du décor.

– Quand je pense que tout ça sera à moi, un jour.

– Quoi, tout ça?

– Paris entier sera à moi, son or, ses femmes, tout m’appartiendra.

– Fameuse, cette vodka. Elle monte vite à la tête mais elle est bonne.

– Je serai si puissant que les Américains me voudront et que les Français me supplieront de rester.

Je commence à bien connaître Jérôme, ce n’est pas la première fois qu’il me sert son couplet doux-amer.

– Les quatre millions de dollars ne passeront jamais, hein? Moi aussi, ça m’aurait rendu dingue. C’est une somme qui n’existe pas, quatre millions de dollars. Pas imaginable! Quatre millions de dollars… même si on a vu des dizaines de films avec des mallettes pleines de pognon, on ne peut pas savoir ce que c’est. Quatre millions de dollars! C’est pas des mots, c’est un gargarisme, quatre millions de dollars. Tellement joli à entendre qu’on n’a même pas envie de faire la conversion en francs.

Il me demande ce que j’en ferais si on me les mettait sur la table mais je n’en ai aucune idée.

– Tu es scénariste, non?

– Pour le pognon je manque d’imagination.

– Essaie de te raconter l’histoire d’un mec dans ton genre qui vient de palper quelque chose comme vingt millions de francs.

– Il commencerait à faire tous ces trucs à la con que personne ne fait jamais mais auxquels tout le monde rêve.

– Vas-y.

L’argent et ses petits bonheurs. Je n’y pense jamais. Un jour, j’ai réuni mille francs pour faire un cadeau à Charlotte et n’ai rien trouvé d’inoubliable. Ne sachant quoi lui offrir, j’ai passé deux journées entières à lui composer un haïku.

– Ça vient, mec?

– Il livrerait son corps aux mains d’une demi-douzaine d’esthéticiennes qui n’auraient que huit heures pour en faire une petite merveille. Ensuite, les boutiques de fringues superluxe, chez les tailleurs zélés qui savent flairer le pognon. Ça va du costard en tweed façon gentleman-farmer jusqu’au smoking passe-partout. Il sort de là pour aller s’acheter un petit cabriolet anglais, un de ces bijoux hors de prix qui tombent toujours en panne, autrement dit: le bonheur interdit. Et c’est l’heure du conte de fées. Il passe chercher une Escort Girl sublime recrutée dans une agence qui ne propose que le top du top. Il a loué la Galerie des Glaces de Versailles pour un souper fin, ensuite ils vont boire une coupe de Champagne au dernier étage de la tour Eiffel qui leur est réservé. Puis ils finissent la nuit dans la plus belle suite du Grillon.

– Là, on en est à cent plaques. Et le lendemain matin?

– Le lendemain matin, il se demande qui est cette fille dans son lit qui n’en veut qu’à son blé. Il se demande ce qu’il fait dans une suite où il n’ose pas salir un cendrier. Quand il se regarde dans ses fringues de la veille, il se demande pourquoi il a l’air d’une vieille pub pour Alka-Seltzer. Il ne se demande pas s’il est ridicule dans une bagnole qui lui va comme un boa en plumes à une technicienne de surface: il en est sûr. Bilan? Il se souvient que sa mère a hypothéqué une mercerie qui périclite et fait un chèque. Il paye un séjour aux Seychelles à sa sœur qui n’a jamais eu de voyage de noces, parce que pas de noces, parce que pas de prétendant. Ensuite, il a une conversation sérieuse avec son banquier qui lui propose plusieurs investissements. La conjoncture est bonne et le taux d’intérêt n’est pas mauvais, on peut se lancer dans des Sicav obligataires bloquées pendant deux ans. Mais lui se sentirait sécurisé par la pierre, et un agent immobilier lui trouve rapidement un 110 m2 dans un quartier qui est en train de prendre de la valeur. Voilà.

Jérôme se ressert une vodka et s’allonge dans un canapé.

– Passionnant…

– Je te l’ai dit, en matière de fric je n’ai aucune imagination. Qu’est-ce que tu ferais de quatre millions de dollars, toi?

– Il faut demander à M. Vengeance. Il mettrait le tout au service d’une machination implacable pour broyer ceux qui lui ont fait du tort.

J’avais une certaine admiration pour Yvon Sauvegrain (le «French Wonder-boy» comme on l’appelle dans Variety) avant que Jérôme me raconte la façon dont ce pourri l’a dépossédé de son bien le plus cher. Dante Alighieri, le grand scénariste du Jugement dernier, réservait le neuvième et dernier cercle de l’enfer à ceux qui ont trahi la confiance d’autrui. De Judas à Brutus, tous les grands spécialistes du coup de poignard dans le dos sont réunis là et gardent déjà une place au chaud pour Yvon Sauvegrain. Mais avant que les entrailles brûlantes de la terre ne l’avalent jusqu’à la nuit des temps, il lui faudra payer sa scélératesse dans ce monde-ci. Sans y prendre garde, Jérôme et moi nous laissons aller à une séance de brainstorming nocturne: comment coincer ce salopard, lui faire cracher l’oseille et effacer le préjudice moral? Je trouve l’exercice encore plus passionnant que la Saga.

Plusieurs écueils scénaristiques à surmonter: on ne peut rien prouver, cette ordure de Sauvegrain a Hollywood et le ministre de la Culture avec lui, et pour l’instant, Jérôme n’a pas le moindre sou vaillant à investir dans cette affaire.