Au cœur de la nuit, vodka aidant, à force de proposer des idées plus farfelues les unes que les autres, quelques pistes ont fini par se dessiner. Surexcité, Jérôme a tenu à clarifier ses notes et à les reformuler sous forme de synopsis.
– Je vais en avoir pour une bonne partie de la nuit, prends le canapé si tu n’as pas envie de rentrer.
J’ai décliné l’invitation et laissé les deux frangins seuls.
Aujourd’hui, j’ai le sentiment que la Saga a pris un chemin de traverse. Pourtant, aucun événement particulier n’est venu perturber notre quotidien. Je pense être le seul à avoir décelé un changement de cap.
La journée a commencé de façon plutôt banale, nous nous sommes retrouvés vers neuf heures ce matin pour corriger les broutilles des nos 16 et 17. Il est déjà 13 heures, les frères Durietz s’empiffrent de pizza mais Mathilde et moi préférons déjeuner dehors. «J’ai envie de changer», dit-elle sans oser avouer que l’odeur de la mozzarella gluante l’écœure. Le Vieux n’a pas envie de nous suivre. Mathilde en est comme soulagée, et je ne comprends pas pourquoi.
Après tout, je n’ai jamais vu Mathilde qu’entre les murs du bureau, le plus souvent cachée par son écran, et je suis curieux de voir à quoi elle ressemble dans le civil.
Elle marche à petits pas rapides comme une vraie Parisienne et reste attentive au spectacle de la rue sans interrompre la conversation. Aujourd’hui, elle porte une robe rouille qui va parfaitement avec ses cheveux auburn dénoués sur les épaules. Elle a choisi le restaurant, une petite gargote qui garde un certain cachet malgré le vacarme des flippers. N’ayant jamais déjeuné avec une dame qui écrit des romans d’amour, je fais attention aux plats que je prends.
– Je suis ravie de ce tête-à-tête.
Un peu gêné, j’esquisse un geste de la main, entre «merci» et «moi aussi».
– On peut se tutoyer, Marco?
– Bien sûr.
– Ça me fait drôle de t’appeler Marco. C’était un latin lover dont j’ai raconté les succès dans L’homme sans cœur.
Hier, au beau milieu d’une séance de travail où nous mettions la dernière touche à une scène enflammée entre Jonas et Camille, la conversation a vite dérapé sur les rapports de couple et Mathilde s’est déclarée en convalescence amoureuse. Dieu sait si nous avons essayé d’en savoir plus. Avec les dialogues et les situations qu’elle peut nous inventer dès qu’il s’agit des choses du cœur et de l’alcôve, je n’ose imaginer ce dont elle est capable quand elle a décidé de s’abandonner corps et âme.
– L’homme sans cœur? Ma fiancée va adorer.
– Comment s’appelle-t-elle?
– Charlotte.
– C’est mignon comme tout, Marco et Charlotte.
Nous restons là-dessus, le temps de piocher dans les crudités. Son tutoiement est terriblement emprunté, on dirait qu’elle fait des efforts pour réchauffer nos rapports au risque de brûler des étapes. Mais dans quel but?
– Où seras-tu, cette nuit?
– Cette nuit…?
– Oui, pendant la diffusion du Pilote.
– Nous sommes le… 12?
– Revenez parmi nous, Marco.
Oui, c’est pour cette nuit, à 4 heures du matin! Je suis trop jeune pour me souvenir du premier pas sur la lune, mais tous ceux qui étaient en âge de veiller savent exactement où ils étaient à cette minute-là. Ce soir, il va se passer un événement bien plus important pour mon avenir qu’un alunissage pour celui de l’humanité. Mais oui, c’est pour cette nuit! Nous ne serons que quatre à assister direct à ce tournant de l’Histoire, mais les générations futures évoqueront avec fierté la diffusion du premier épisode de Saga, le mardi 13 octobre de cet an de grâce, à 3h55 du matin.
– Avec un peu de chance nous serons plus de quatre, je suis sûre qu’il y aura…
Elle cherche à terminer une phrase qui a débuté de façon si optimiste.
Qui y aura-t-il, à part nous?
Il y aura une douzaine d’insomniaques qui ont fondé une secte secrète pour fomenter des tentatives de putsch chez les bienheureux dormeurs. Il y aura un suicidaire qui a laissé la télé allumée pour garder un peu de lumière dans la rétine avant le grand saut. Il y aura «l’homme qui vit à l’envers», il prendra son apéritif et jettera un œil sur l’écran par-dessus son journal. Il y aura une vieille dame qui attendra son petit-fils de seize ans, bien trop heureux pour vouloir rentrer. Il y aura un type qui regardera, nerveux, la télé sans le son, des infirmières qui s’occuperont de la parturiente. Il y aura cette femme qui, les larmes aux yeux, attendra le coup de fil de 16 heures de son mari, coincé dans une geôle de Kuala-Lumpur. Il y en aura peut-être quelques autres, qui sait…
– Où serez-vous, cette nuit?
Son vouvoiement est plus naturel, bizarrement plus intime.
– Sans doute chez moi, avec Charlotte, je ne sais pas encore. Et vous?
– Chez ma mère, je crois. J’ai beau lui dire que je ferai une copie qu’elle pourra regarder à une heure plus décente, ça l’amuse d’être devant son poste à 4 heures du matin. J’entends déjà ce qu’elle va dire: «Est-ce que ça te rapporte de l’argent, au moins?» Même quand j’écrivais des romans, elle me posait la question, et j’ai toujours répondu non. Cette nuit je lui répondrai «un peu».
Elle sourit. Je l’aime bien. On nous apporte les darnes de saumon grillées, elle pousse sur le rebord de l’assiette le beurre persillé.
– Dites, Marco, j’avais envie qu’on déjeune seul à seul parce que j’ai quelque chose à vous demander à propos de la chambre secrète des Fresnel.
Dans un sens, ça me rassure. Si j’ai bonne mémoire, elle était chargée d’écrire la séquence.
– Je voulais la proposer aux autres cet après-midi, mais j’avais envie que vous y jetiez un coup d’œil avant eux. À dire vrai, j’ai toujours un peu peur des réactions de Louis. Parfois il me regarde comme si j’étais complètement à côté de la plaque. Et j’ai l’imression qu’avec mes petites bluettes, Jérôme me prend pour le Couvent des Oiseaux à moi toute seule.
– Jérôme s’imagine que vous le prenez pour un obsédé du massacre ce n’est pas mieux. Tout le monde vous apprécie beaucoup, Mathilde. Donnez-moi ce que vous avez fait et commandez deux cafés.
Rien n’est pire que de lire le travail de quelqu’un pendant qu’il épie le moindre battement de cils, le plus petit sourire. A fortiori dans un bistrot pendant le coup de feu du midi, entre une odeur de hot dog et un flipper qui tintinnabule. Il faut que je me concentre. Mission diplomatique d’une grande importance! La cohésion de l’équipe repose sur mes épaules, moi qui suis si jeune! Il faut que je rentre dans le texte, il le faut!
38. SALON FRESNEL. INT. JOUR
Marie Fresnel range à la va-vite quelques vêtements dans un sac. Mildred est assise à ses côtés.
MARIE: Fred a disparu depuis trois jours, je viens de recevoir un coup de fil du commissariat central de Londres. Quand il est parti à son congrès, j’ai bien vu que quelque chose n’allait pas.
Elle saisit son sac, vérifie l’heure de son vol et passe son manteau.
MILDRED: Tu veux que je demande à mon frère de se renseigner?
MARIE: Je n’osais pas te le demander… (Elle l’embrasse sur le front.) Tu diras à Bruno et Camille que je les appelle ce soir. Et surtout, réponds au téléphone, c’est peut-être Fred. Merci, je te le rendrai mille fois.