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Je lui rends ses feuillets, lui souris et me lève pour prendre mon manteau.

– Je crois que ça fera l’affaire.

* * *

Depuis que nous avons adopté sa «créature», Mathilde veut à tout prix nous caser une histoire de princesse perdue qu’on recueille mais qu’on croit morte, qui ne l’est pas vraiment, tout en l’étant un peu, quoique, on ne sait jamais, etc. Notre adorable collègue regarde Jérôme avec ses yeux de biche:

– J’ai oublié ce ternie scénaristique… ce petit truc qui captive à la fin de l’épisode et qui vous oblige à attendre le suivant.

– Le cliffhanger.

– Exactement! J’ai besoin d’un cliffhanger.

– Vous savez bien que vous n’êtes pas faite pour ça, Mathilde. Laissez-moi les trouver à votre place, ce serait la moindre des choses. Je n’oublie pas que vous m’avez sorti de l’embarras il n’y a pas deux jours, avec ces petites confidences sur l’oreiller que j’aurais été incapable de trouver seul. C’est urgent?

– Oui, c’est la princesse amnésique qu’on retrouve sur le paillasson des Callahan, il faut finir sur une image d’elle, inconsciente.

– Morte ou inconsciente?

– Inconsciente, mais le spectateur est persuadé qu’elle est morte. Seuls Camille et Walter savent qu’il lui reste un souffle de vie. Vous pourriez me trouver quelque chose comme ça?

Silence dans les rangs. J’ai déjà du mal à intégrer tous les paramètres de ce casse-tête scénaristique. Pour conquérir l’estime de la belle, cela va se jouer au plus rapide de nous trois. Silence, encore et encore.

– Vous avez vu Le limier?

Je lève le nez pour repérer lequel de nous a dit ça, mais je ne reconnais pas la voix.

– Un truc de Mankiewicz qui est repassé au ciné-club.

Nous regardons tous du côté du canapé où Tristan est affalé. Il se redresse au prix d’un gros effort. Pour le coup, les paralysés, c’est nous. Il parle tête baissée, timide, la voix mal assurée.

– Je n’en ai même jamais entendu parler, répond enfin Mathilde.

– Un type tire à bout portant sur un gars qu’il déteste puis se penche vers le corps, attrape son bras et lui prend le pouls. Avec un petit sourire satisfait, il lâche le bras qui tombe lourdement à terre, sans vie.

De la vie, il y en a plein, dans ce corps immobile. Ça coule comme de la lave. Il a beau nous regarder par en dessous comme un conspirateur, il a beau parler du fond de la gorge, il a du mal à maîtriser le volcan qui gronde dans ses tripes.

– Quand on voit le film pour la première fois, on est persuadé que le tireur a pris le pouls pour s’assurer que l’autre est bel et bien mort. En vérité, il a tiré avec des balles à blanc pour le voir s’évanouir de peur. Quand on voit le film une seconde fois, on comprend que s’il a pris le pouls de la victime, c’est pour s’assurer qu’il est toujours vivant. Le même geste dit exactement le contraire, selon la lecture. Est-ce que je me fais bien comprendre ou je recommence?

Silence.

Mathilde relâche la pression en lui envoyant un baiser du bout des doigts.

– Formidable! Tristan, vous êtes un garçon providentiel. Vous êtes la quadrature du cercle! L’indispensable cinquième roue du carrosse! Vous êtes la constante de l’équation!

Tristan met ses écouteurs et reprend son zapping, comme si de rien n’était. Jérôme ne sait plus où se mettre.

– Ne faites pas attention. Il ne nous dérangera plus, je vais lui expliquer.

– Nous déranger? s’écrie le Vieux. Il fait désormais partie de l’équipe, oui!

Je suis ravi d’avoir un nouveau collègue mais il me faut pourtant refroidir certaines ardeurs.

– Tout ça c’est bien joli, mais c’est quand même du vol. Piquer une ou deux idées, passe encore, mais depuis les trois derniers épisodes ça vire au pillage. Le limier est tiré d’une magnifique pièce d’Anthony Shaffer. Le pouls de Shaffer, c’est le pouls de Shaffer.

Jérôme, le visage serein, lève la paume de sa main droite pour me l’appliquer sur la tête, comme un curé.

– Tu pilleras, mon fils, mais au nom du génie.

– Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, renchérit Mathilde. Qui vous dit que ce Shaffer ne serait pas ravi de faire des émules?

– Parfaitement, dit Jérôme. Prenons ça comme un hommage. Ou mieux: une contribution personnelle du grand Anthony Shaffer à notre Saga débile.

Mathilde et Jérôme se serrent vigoureusement la main. J’ai soudain la conviction que ces deux-là n’ont pas intérêt à se perdre de vue dans l’avenir.

Le Vieux quitte sa chaise en s’étirant. Je me frotte les yeux pour chasser les scintillements de mon écran. Il est bientôt 22 heures et nous avons plus de dix heures de boulot dans les pattes. J’ai envie de silence et d’un sommeil flash de dix minutes. C’est ce que mon ordinateur appelle le reset. Une petite touche et hop, la mémoire est lavée.

Nous sommes tous curieux de savoir ce que feront les autres pendant la diffusion du Pilote, cette nuit à quatre heures. Les frères Durietz vont se préparer un petit médianoche et se descendre l’épisode en pente douce, peinards. Mathilde sera auprès de sa mère, et moi, je vais m’évertuer à faire veiller Charlotte. Le Vieux, lui, se jure bien de dormir comme un bébé.

Pour la première fois, nous nous embrassons, tous les quatre.Une petite familiarité, comme pour une fête de fin d’année.

* * *

Un saint-pierre à l’oseille et une crème brûlée, voilà ce dont j’avais envie. Je n’ai trouvé qu’une boîte de maquereaux sauce diable et des yaourts. En revanche, j’ai acheté du Champagne, c’est Noël. Ou plutôt le Jour de l’an, et nous ne sommes qu’une poignée à le savoir. Je grimpe l’escalier comme dans un film, ouvre la porte en brandissant la bouteille, et crie le nom de Charlotte dans l’appartement. Tout à coup, je deviens l’amant romantique qui fait de la vie une fête sans fin. Il y a de la lumière dans la salle de bains, j’imagine sa peau nue dans les senteurs des îles. J’entre sans frapper, je vais plonger tout habillé dans la baignoire!

– Charlotte!

Buée. Touffeur.

– … Charlotte?

Elle y était, dans ce bain, il y a un quart d’heure à peine. La vapeur voile les miroirs et donne à l’air ce parfum tiède. Elle s’est même épilé les jambes, son rasoir électrique est sur le rebord de la baignoire. Cent fois, je lui ai dit que c’était dangereux. Je crie à nouveau son nom, mais sans conviction. Un post-it jaune collé sur la télé.

Je suis allée me faire raconter l’histoire que je préfère: la mienne. À demain, peut-être.

De toute façon elle se serait endormie devant ma Saga. J’aurais été obligé de tout lui expliquer et la moitié des images m’auraient échappé.

* * *

Jérôme et Tristan sont en pleine conversation devant un documentaire sur les alligators. Il est 3 h 45 du matin et il se passe plus de choses ici que dans la boîte de nuit la plus chaude de la capitale. Les deux frangins forment une sorte de club dont ils seraient les seuls membres, un salon nocturne où ils soulèvent de graves questions devant les images d’un monde en décomposition.

– C’est du bon et il est frais, dis-je en montrant la bouteille de Champagne.

Jérôme ne cherche pas a savoir pourquoi je ne suis pas où j’avais prévu d’être, il en est presque content. Tristan se redresse, la position assise lui semble plus convenable pour accueillir un hôte imprévu. Il baisse le son de la télé, les alligators y perdent leurs râles mais continuent leur danse mystique. Je m’installe. Un petit verre de vodka rouge atterrit dans ma main.