– Imagine une carte de France, me dit Jérôme. Ferme les yeux… un hexagone couleur bistre… des petites dentelures sur des côtes bleutées… Tu y es?
– Je cafouille un peu vers le Finistère mais c’est bon.
– Imagine maintenant que les petits points rouges qui vont apparaître sont autant de télés allumées en ce moment même. Tu en vois?
Je joue le jeu avec grand sérieux et me concentre, une lampée de vodka dans la gorge.
– Tu en vois ou pas?
– Chuuuuuut…
Je colle le verre à mon front pour me rafraîchir.
– J’en vois une vers Biarritz. Une autre vient de s’allumer dans le Var. Trois ou quatre dans le Nord.
– Lille?
– Plutôt Caen.
– Normal, c’est bourré d’insomniaques et de marins, par là-bas. Et à Paris?
– Houlà… une bonne douzaine.
– Ça s’arrose, mec.
– Et celle de Saint-Junien? Rien vers Saint-Junien, dans la Haute-Vienne? dit une voix de stentor qui nous a tous fait sursauter.
– Louis? Qu’est-ce que tu fous là?
– On se croit vieux, on joue les blasés, on fait celui qui en a vu d’autres, et vers les 2 heures du matin on se réveille sans savoir pourquoi, fébrile.
Il prend place à mes côtés, un sac en plastique sur les genoux.
– Tu n’as rien vu vers la Haute-Vienne?
– Non.
– J’ai un ami là-bas qui avait promis de regarder, le salaud.
Il sort une petite boîte en bois qu’il décachette avec un ongle.
– Mes enfants, c’est soir de fête, non? Vous allez me voir abandonner ma sacro-sainte gauloise pour un de ces petits chefs-d’œuvre. J’espère que vous m’accompagnerez.
Des cigares longs comme l’avant-bras, présentés par trois dans des écrins qu’on aurait envie de fumer aussi.
– Des Lusitania, autant dire le rêve doré de tout amateur de Havane. Il dure très exactement une heure, générique compris.
Jérôme va ouvrir la fenêtre à toutes fins utiles pendant que le Vieux se pavane dans son canapé en préparant un cigare. Tristan rehausse un poil le son et zappe sur la bonne chaîne; se termine un documentaire sur les Causses ou les Cévennes. Dans deux minutes, la grand-messe. Le baptême de bébé. En tout cas, quelque chose de religieux. Nous nous préparons à allumer pieusement nos cigares quand un parfum nous fait dresser le nez. Une fragrance que nous connaissons par cœur, qui fait partie de nos jours, et qui nous manquait. Mathilde est là, sur le seuil, comme si elle demandait la permission d’entrer.
– J’étais certaine que maman allait s’endormir comme une bienheureuse. Je peux me joindre à vous?
Rien ne vaut les réunions de famille. Parce que, après tout, c’est notre bébé que nous sommes venus voir, comme à la clinique, en priant pour qu’il ne soit pas trop difforme.
– Avant de s’endormir, vous savez ce que maman a fait? Elle a allumé ses deux postes en pensant faire de l’audimat. N’est-ce pas adorable?
Elle dénoue une serviette de table remplie de cookies.
– Je suis nulle en cuisine mais pour ce qui est de la pâtisserie je me débrouille plutôt bien.
J’ai croqué dans un biscuit par politesse avant de l’engouffrer par gourmandise. L’odeur du chocolat a brusquement fait perdre toute timidité à Tristan. Jérôme nous sert à chacun une coupe de champagne et s’apprête à porter un toast quand apparaît le logo de la chaîne accompagné d’une petite fugue de Bach.
Unité Fiction présente
SAGA
– Cette aventure s’arrêtera peut-être ce soir, mais je tenais à vous dire que je n’oublierai jamais votre gentillesse à tous les trois, pour Tristan et moi. Je…
– Ta gueule et viens t’asseoir.
Nous avons chacun poussé un petit cri en voyant nos noms apparaître au générique. Ça ne fait que commencer, ils vont effleurer l’écran pendant les quatre-vingts nuits à venir! Le monde saura que j’existe! Même si le monde se réduit à trois ou quatre insomniaques égarés devant leur écran. Warhol a dit qu’au vingtième siècle nous aurons tous notre quart d’heure de gloire. Il avait sans doute raison, je regrette seulement que le mien soit tombé à 4 heures du matin.
La première image de la Saga nous précipite dans une cuisine à l’américaine. Deux énormes plantes vertes recouvrent un pan de mur, le coin living comprend une espèce de sofa bleu turquoise et deux fauteuils beiges, une table basse et un vaisselier hors d’âge. Un film porno des années soixante-dix n’aurait pas accordé plus de budget au mobilier, mais ce n’est plus le moment de dégoiser sur l’indigence des décors. La fugue de Bach s’achève et, au loin, on voit s’agiter une petite bonne femme, seule.
– C’est qui?
– Ça doit être Marie Fresnel.
– La petite, là?
– Elle chante?
– Non, elle parle toute seule, c’était une idée à toi, d’ailleurs.
– Je l’ai déjà vue dans une pub.
– Du sparadrap! Une pub pour du sparadrap, elle en collait une belle bande sur l’écorchure de son môme.
– Qu’est-ce qu’elle raconte?
– Elle est en train de répéter ce qu’elle va dire à Walter pour l’inviter à l’apéritif, mais si vous n’arrêtez pas de dire des conneries on n’entendra rien.
Gros plan sur la petite bonne femme qui prête l’oreille aux allées et venues sur son palier. On peut la trouver jolie, elle a la tête de celle qui aurait pu faire plein de choses dans la vie si elle ne s’était pas consacrée aux siens, ce qui lui donne des rides nobles. Elle ouvre la porte (plan sur le palier), un type entre dans l’appartement voisin, c’est Walter. On se demande d’où ils l’ont sorti, celui-là. Du guitariste vieillissant qu’il était sur le papier, il est devenu une sorte de caricature de hippie toujours pas redescendu de son trip d’acide. Il l’ont affublé d’une chemise col Mao, d’un gilet violet et d’un jean qui balaye le paillasson avec ses franges. Il mâche du chewing-gum comme un vrai G.I., mais ça ne se voit pas trop puisque l’attention du spectateur est vite occupée à lire les badges qu’il porte avec une certaine fierté. Pour ma part j’ai identifié celui des Doors, et Jérôme a cru reconnaître la tête de Dylan. C’est tellement grotesque que personne n’ose le moindre quolibet. Son accent est à couper au couteau, quand il dit: «J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle: je suis votre nouveau voisin, et je suis américain», on a l’impression qu’il dit: «Viens baby, j’ai des Lucky Strike et des bas nylon dans la Jeep.» Heureusement que Marie ne s’en sort pas trop mal quand elle répond: «Laquelle est la bonne?» Une foule d’individus se bousculent sur ce palier qui ne doit pas faire plus de quatre mètres carrés. En dix minutes, nous avons fait le tour de tous les comédiens. Des visages inconnus et quotidiens, des silhouettes comme on en croise tous les jours dans la rue. Camille-la-suicidaire ressemble à une bonne copine de lycée à qui on a envie de payer un café. Bruno-le-crétin colle exactement au rôle: un adolescent mal embouché qui traîne son quota de complications juvéniles. Jonas ressemble autant à un flic que moi à une pub glamour, et Fred est loin d’avoir le mètre quatre-vingts que nous avions demandé. La bonne surprise, c’est cette drôle de fille sans âge qui joue Mildred. Elle a le visage dur et profond qui désespère de ne pas être joli. Même sa façon de parler a quelque chose d’ambigu et rend caduques toutes les indications de jeu que nous nous sommes évertués à noter dans le script. Parfois, ça métamorphose une réplique, et pas forcément en pire. Quand j’ai écrit:
mildred (geste d’étranglement): J’aimerais le tenir dans la main, là, et serrer fort!